"La libération.
En 43-44, le vent tourne, et au milieu des crachouillis accrus du brouillage, la BBC nous apprend bonne nouvelle sur bonne nouvelle : les Allemands capitulent à Stalingrad !
Radio-Paris prétend qu’ils pratiquent une nouvelle tactique astucieuse appelée "défense élastique", ce qui inspire Pierre Dac pour "Les Français parlent aux Français", la parodie, la parodie d’un refrain de Georgius, la plus bath des javas :
"Ah ! ah ! ah ! ah !
C’est la défense élastique...
Alors nous, les gamins de maintenant quatorze ans, comme les zazous "résistants" de tout à l’heure, on s’amuse comme des fous à se bombarder avec des élastiques au passage de la Wehrmacht, sous l’oeil des passants dont la plupart s’amusent de l'illusion...
L’Armée Rouge avance partout. les Alliés marchent sur Rome. La jeunesse chante la dernière chanson en vogue ; son interprète Charles Trenet en a fait la musique, mais, chose rare, c’est un tout jeune comédien-chansonnier un peu foufou, nommé Francis Blanche, qui a écrit ces paroles que nous débilaitons dans les cours de récré :
Ah ce qu’il est beau le débit de lait
Ah ce qu’il est laid le débit de l’eau.
Débit de l’eau si beau, débit de l’eau si laid...
Vers la fin mai 44, sur notre radio clandestine familière, on entend régulièrement Le chant des partisans, une chanson qui nous confirme qu’il y a bel et bien des résistants en armes chez nous maintenant ; à leur intention sont diffusés de nombreux "messages personnels" au printemps 44, l’un d’eux revient très fréquemment : Les sanglots longs des violons.
C’est un vers du poème de Verlaine, mais c’est surtout le message à destination de la résistance pour l’Opération Overlord, le débarquement en Normandie. Ma Mamie m'a dit que la radio jouait tout le temps la Marseillaise. Ce n'était plus sur un atlas, mais sur une carte départementale qu'on devait suivre le déroulement de la deuxième guerre mondiale.
On se battait ferme à Chaumont.
On entendait le canon à quelques kilomètres de là. Dans un village voisin, les Allemands avaient fait un petit massacre improvisé avant de s'en aller. On commençait à se dire qu'on aurait peut-être mieux fait de ne pas prendre ce maquis-là. Ils étaient si bien, eux, à Paris, avec les brassards FFI et la police parisienne qui ne faisait plus peur. Elle avait même la légion d'honneur.
"Je n'oublierai jamais le jour - un matin - où j'ai aperçu une drôle de voiture.
C'était la première Jeep.
Le grondement, c'était une colonne de tanks. Il pleuvait, il devait être onze heures du matin. Tous les types étaient en train de manger la même chose, une sorte de pâté orange, ils étaient bronzés, beaux, et pas du tout wagnériens...
Il y avait des Gary Cooper, des John Garfield, des Donald Duck. Ils rigolaient. Voilà, c'est fini. Cela a été long à raconter.
1940-1944. Cela a durer vingt ans.
C'était fini pour nous mais ce n'était pas fini pour ceux qui étaient dans les camps. Ce n'était pas fini pour les soldats. Ça commençait pour les collabos. Il y avait longtemps que c'était fini pour tous ceux qui avaient laissé leur peau". La France est enfin libérée.
Vive la France immortelle. C'est bien joli l'immortalité mais il faut penser à un avenir immédiat.
Les voilà ! Les voilà enfin nos libérateurs ! C’est le bonheur bien sûr, le bonheur fou ! On n’ose trop le montrer, parce que les Boches sont toujours là et qu’ils sont décidés à ne pas faire de cadeaux aux populations. Alors on continue à se la boucler mais, ce n’est pas qu’une impression, dans les rues, les passants sourient, leurs yeux brillent.
Pour le premier 14 juillet dans le pays libéré, ce fut une liesse comme jamais plus je n’en ai connu dans ma vie.
On s’interpellait, on chahutait, on serrait la main à des inconnus, on embrassait des inconnues - même les vieilles ! On improvisait des rondes, ça dansait à tous les carrefour, des paso doble, des tangos, des fox-trot, des rumbas, des charlestons, des marches :
"Pendant quatre ans dans nos coeurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu blanc rouge, avec l’espoir elle a fleuri
Fleur de Paris !
Et puis Le petit vin blanc, dont il s’avère au fil des décennies qu’un ne trouve pas mieux pour valser au son de l’accordéon :
Ah ! Le petit vin blanc
Qu’on boit sous les tonnelles
Quand les filles sont belles
Du côté de Nogent
Ce petit vin blanc de Lina Margy redonne le sourire.
La période qu'on appelle La libération peut commencer. L'exaltation est à son comble. Mais dans cette exaltation il y a une part de tristesse. Un très lourd tribut a été versé à cette libération.
L'Amérique a gagné la guerre, elle a libéré l'Europe de ses vieux démons et dans les poches des GI's débarquent les produits made in USA. Got any gum, chum ? (T'as pas du chewing gum, mon pote ?) lancent les gamins français aux soldats américains sur les bords des routes de la libération.
Les chewing-gums ? Des Wrigley's évidemment, mis au point par William Wrigley, devenu dès 1890, le roi de la gum à Chicago.
Les cigarettes blondes au goût de miel ? Ce sont les Lucky Strike, accrochés à l'élastique du casque des GI's. Les autres Camel, Pall Mall, Chesterfield ou Old Gold. Des cigarettes que l'on ne saurait allumer avec autre chose qu'un Zippo, le briquet des troupes américaines.
Pourtant, si l'engouement pour les produits made in USA est certain, il ne fait que passer, le temps de la libération. La pénurie, elle, est toujours bien là.
Les Français boudent encore les quelques 500 000 bistrots de l'hexagone. Alors ce n'est surement pas pour aller y boire du Coca-Cola... Mais l'Amérique est de plus en plus au goût du jour. Pour preuve, le "bikini", maillot deux pièces présenté pour la première fois à Paris à la piscine Molitor en 46, doit son nom à l'atoll du pacifique où les américains affectuent alors leurs essais nucléaires.
A Paris, tout le monde n'apprécie pas cet impérialisme culturel venu d'outre-atlantique. "Allez voir les navets américains, c'est vous priver de beurre", peut-on lire sur une pancarte, sur les grands boulevards en janvier 48.
Ce qui n'empêchera pas les ventes de chewing-gum de décoller à la fin de la décennie lorsque Courtland Parfet, un ancien GI, mettra sur le marché son propre chewing gum au goût de chlorophylle, auquel il donnera l'un des noms les plus symboliques des USA, celui de la célèbre ville d'Hollywood. Le chant des partisans après avoir été sifflé sur les ondes de la BBC est promu "Chant de la libération".
On voit enfin la vie en rose.
Pour les amateurs : Les souvenirs de Marcel Amont ; Les tendres années de Marcel Amont ; La libération de Marcel Amont