"Odette Toulemonde, une histoire d'Eric-Emmanuel Schmitt.
"Cher monsieur Balsan,
Je n’écris jamais, car si j’ai de l'orthographe, je n’ai pas de poésie. Or il me faudrait beaucoup de poésie pour vous raconter l’importance que vous avez pour moi. En fait, je vous dois la vie. Sans vous, je me serais tué vingt fois. Voyez comme je rédige mal : une fois aurait suffi !
Je n’ai aimé qu’un homme, mon mari, Antoine. Il est toujours aussi beau, aussi mince, aussi jeune. C’est incroyable de ne pas changer comme ça. Faut dire qu’il est mort depuis dix ans, ça aide. Je n’ai pas voulu le remplacer. C’est ma façon de l’aimer toujours. (...)
Grâce à vos livres, j’ai appris à me respecter. A m’aimer un peu. A devenir l’Odette Toulemonde qu’on connaît aujourd’hui : une femme qui ouvre ses volets avec plaisir chaque matin, et qui les ferme chaque soir aussi avec plaisir.
Vos livres, on aurait dû me les injecter en intra-veineuses après la mort de mon Antoine, ça m’aurait fait gagner du temps.
Quand un jour, le plus tard possible, vous irez au Paradis, Dieu s’approchera de vous et vous dira : "Il y a plein de gens qui veulent vous remercier du bien que vous avez fait sur terre, monsieur Balsan", et parmi ces millions de personne, il y aura Odette Toulemonde. Odette Toulemonde qui, pardonnez-lui, était trop impatiente pour attendre ce moment-là.
Odette
Balsan roula plusieurs kilomètres au hasard, hagard. Ou irait-il ? Peu importait. Désoeuvré, il ouvrit la lettre et soupira en notant que, le mauvais goût du papier ne suffisant pas, sa fan avait joint un coeur rouge en feutrine brodé de plumes à sa missive. Il amorça sa lecture du bout des yeux ; en l’achevant, il pleurait.
Allongé sur le fauteuil rabattu de la voiture, il la relut vingt fois, au point de la savoir par coeur. A chaque récitation, l’âme candide et chaleureuse d’Odette le bouleversait, versant ses derniers mots tel un baume.
Quand il eut le sentiment d’avoir usé leur effet réconfortant, il alluma le moteur et décida de rejoindre l’auteur de ces pages.
Ce soir-là, Odette Toulemonde préparait une île flottante, le dessert favori de sa fille. Elle montait le blanc des oeufs en chantonnant lorsqu’on sonna à la porte d’entrée. Elle alla ouvrir.
Elle demeura bouche bée devant Balthazar Balsan, épuisé, mal rasé, un sac de voyage à la main, qui la dévisageait avec fébrilité en brandissant une enveloppe.
- C’est vous qui m’avez écrit cette lettre ?
Confuse, Odette crut qu’il allait la gronder.
- Oui... mais...
- Ouf, je vous ai retrouvée.
Odette demeura interdite pendant qu’il soupirait de soulagement.
- Je n’ai qu’une seule question à vous poser, reprit-il, est-ce que vous m’aimez ?
- Oui.
Elle n’avait pas hésité.
Ce fut ainsi que Balthazar Balsan, sans que personne ne s’en doutât à Paris, s’installa à Charleroi, chez Odette Toulemonde, vendeuse le jour et plumassière la nuit.
- Plumassière ? demanda-t-il un soir.
- Je couds les plumes sur les costumes des danseuses des revues pour compléter ce que je gagne au magasin.
Balthazar découvrait une vie aux antipodes de la sienne : sans gloire, sans argent, et pourtant heureuse.
Odette avait reçu un don : la joie. Au plus profond d’elle, il devait y avoir un jazz-band jouant en boucle des airs entraînants et des mélodies trépidantes.