"Un dessin, là, sous vos yeux.
Les pioches s’abattent, les pelles soulèvent la terre à la volée. Là, sur la colline éventrée, une nuée d’ouvriers peine sous le soleil. Car il fait chaud, très chaud, ce 15 juin 1873, à Hissarlitk. Ces ouvriers-là sont au service d’un Allemand devenu citoyen américain, Heinrich Schliemann.
Le voici, M. Schliemann. La cinquantaine, mince, sévère, les cheveux très noirs encore, une moustache drue qui s’abaisse des deux côtés de la bouche. A grand pas, il parcourt le chantier. Il est partout, surveille tout, domine tout. Un chantier ? Mieux, une passion.
Car M. Schliemann ne poursuit qu’un seul but : prouver qu’à Hissarlik s’élevait jadis la ville de Troie. Celle d’Homère
L’incarnation de l’un des plus beaux rêves dont se soient bercés les hommes.
L’heure a sonné de la pause des ouvriers. Ils s’égaillent, s’en vont chercher l’ombre et le repos.
Une femme a rejoint M. Schliemann, la sienne.
Elle est jeune - vingt ans -, brune, élancée, avec un visage où se lit, ressuscitée, la beauté grecque des âges classiques.
Maintenant, Heinrich et Sophia sont seuls devant un mur énorme. Il y a quelque temps que ce mur a été dégagé. Dès que Schliemann l’a vu, il n’a pas douté. Ce mur cyclopéen ne peut avoir appartenu qu’au palais d’un roi. Puisque nous sommes à Troie, peut-on songer à un autre roi que Priam ?
De l’hypothèse, Schliemann est aussitôt passé à une certitude. Son enthousiasme s’est donné libre cours. Son imagination l’a - une fois de plus - entraîné très loin, vers ces temps homériques où Priam régnait sur Troie, la fabuleuse.
Schliemann a saisi une pelle. Il creuse. Soudain, la pelle heurte du métal. Il déblaie la poussière, les gravats. Il croît reconnaître de l’or. Il appelle sa femme :
- Sophia !
Elle a compris au son de sa voix, qu’un évènement important vient de se produire. Vite, elle s’est approchée. Il montre ce qui luit. En silence, Sophia se met à aider son mari à déblayer. Déjà, on peut reconnaître le couvercle d’un coffre. Les Schliemann le soulèvent. Et l’or, cette fois apparaît. Une grande quantité de bijoux et d’objets d’une beauté écrasante dans sa barbarie. Pour Schliemann, une fois de plus, aucun doute
- Le trésor de Priam !
Heinrich Schliemann vient d’écrire la dernière page de l’une des aventures les plus prodigieuses qui soient. Il vient de donner des contours palpables à son rêve d’enfant.
Mamie est formelle quand elle affirme que l’enfance aime l'inaccessible. C’est pour cela que les songes d’enfants ne se refusent rien.
Et puis la vie coule, les années passent.
Nous oublions notre rêve.
Ou bien, si nous y pensons, c’est avec cette sorte de nostalgie souriante dont se teintent les regrets.
Nous sommes devenus adultes, voilà tout.
Rarissimes sont les exceptions. Mais il y en a. Celle de Schliemann par exemple.
Son histoire fait penser à Jules Verne. Il y a dans les livres de Jules Verne, de ces histoires où, contre vent et marée, des héros téméraires vont jusqu’au bout de leurs ambitions. Ils se rendent autour de la lune, ils voyagent jusqu’au centre de la terre, ils survolent l'inaccessible Afrique en ballon, ils font le tour du monde en quatre-vingt jours
L’histoire vraie d’Heinrich Schliemann fait penser à ces destins imaginaires.
Il est né en 1822 au village de Neubukow en Allemagne, où son père était pasteur.
En 1829, Heinrich reçut pour cadeau de Noël une Histoire universelle dont l’auteur était Ludwig Jerrer. Il l’ouvrit sur le champ et tomba en arrêt devant une gravure représentant l’incendie de la ville de Troie. La réaction fut immédiate :
- Père, Jerrer a vu Troie ; autrement il ne pourrait pas la représenter ici !
- Mon fils, répliqua le pasteur, ce n’est qu’une image de fantaisie.
Alors, Heinrich s’écria :
- Père, si de tels murs ont jamais existé, il est impossible qu’ils aient été complètement détruits ; ils ont du laisser de grandes ruines et elles doivent subsister encore ; mais elles sont recouvertes par la poussière des siècles.
Le père, naturellement, maintint son opinion. L’enfant défendit mordicus la sienne. En fin de compte, il s’écria qu’un jour il irait à troie et qu’il en retrouverait les restes.
A sept ans, le rêve d’Heinrich Schliemann venait de prendre son essor.
Quand il parlait de Troie à ses petits camarades, ils se moquaient de lui. Seules deux petites filles l’écoutaient avec intérêt. Elles s’appelaient Louise et Minna. Celle qui écoutait le mieux était Minna, qui avait exactement l’âge d’Heinrich. Bientôt ils devinrent inséparables. Ils jurèrent qu’ils s’aimeraient toujours. Sûrement ils se marieraient un jour.
Le pasteur savait le latin. Il l’apprit à son fils. Le petit avait neuf ans lorsque sa mère mourut. Ce fut la fin de son enfance heureuse.
La suite ? Son père fut discrédité pour avoir pris sa servante pour maîtresse. Le résultat : la misère.
Heinrich entra comme commis dans une épicerie de la petite ville de Furstenberg. Pendant cinq ans et demi, il allait vendre des harengs, de l’eau-de-vie, du lard, du sel. Il allait broyer des pommes de terre dont l’épicier faisait un alcool très prisé. Il allait balayé la boutique.
La clientèle ? De pauvres gens.
Les études pour Heinrich ? A peine un souvenir.
Même il oubliait ce qu’il avait appris. Ou tout au moins il croyait l’avoir oublié. Un jour, un étudiant, chassé de l’école pour mauvaise conduite entra dans la boutique.
Il était éméché.
Mû par on ne sait quelle pulsion, il se mit à réciter en grec une centaine de vers d’Homère. Heinrich, bouche bée, écoutait cela. Il ne comprenait pas un mot, mais la langue et le rythme l’enchantaient. Il offrit un petit verre d’eau-de-vie à l’étudiant et demanda une nouvelle édition. Le garçon dut même réciter les vers une troisième fois, mais il y gagna trois verres d’eau-de-vie en tout.
Maintenant Heinrich Schliemann rêvait d’apprendre le grec.
Alors qu’il vendait du hareng ou de l’huile, quelle pratique aurait pu croire que le petit apprenti épuisé pensait à la ville de Troie et aux poèmes d’Homère ? Qui aurait imaginé que le petit garçon épicier pensait à Agamemnon, à son frère Ménéla, à Ulysse, à Achille enfin, le plus vaillant ?
Etait-elle vraie la ruse que raconte Homère, l’histoire du cheval de Troie, un cheval dont le ventre était bourré de guerriers ?
Le petit Schliemann n’en savait rien. Mais ce qu’il savait bien, c’est que les murs cyclopéens, même si la ville avait été pillée et incendiée, n’avaient pas pu brûler.
C’est le temps qui les avait fait disparaître. Il est bien vrai que la poussière du temps peut recouvrir des ruines. Elle ne peut pas les effacer.
Cinq ans et demi, oui. Le travail qui dévore et annihile le jeune Schliemann. Il va sur ses vingt ans mais comment sortirait-il de la situation où il se trouve ?
Paradoxalement, ce qui le sauve, c’est un accident.
Un jour qu’il veut soulever une barrique trop lourde, il sent que quelque chose se déchire sur sa poitrine. A partir de ce moment-là, il va cracher le sang.
En fait il présentera tous les symptômes de la tuberculose. Sa faiblesse le rend impropre au travail qu’on lui demande. Il doit quitter la boutique. Il réussit ensuite à se placer de nouveau dans un magasin d’épicerie. Il est devenu si faible qu’il ne peut presque plus rien faire.
On le renvoie.
Même sort dans un second magasin.
Il touche le fond du désespoir. Il a toujours été pauvre, il est devenu misérable.
Le 28 novembre 1841, il quitte Hambourg et embarque comme mousse sur le Dorothea, un brick en partance pour l’Amérique du Sud. Là, un vent contraire va forcer le bateau à courir des bordées devant l’île d’Héligoland.
Dans la nuit du 11 au 12 décembre, un ouragan se lève. Le bateau est jeté sur le banc non loin de l'île de Texel. Une voie d’eau se déclare. C’est le naufrage.
Les neufs hommes de l’équipage - y compris Schliemann - se réfugient dans le canot de sauvetage. Une mer en furie. Un infini péril, la peur. Après neuf heures de navigation tumultueuse, l’embarcation est jetée sur un banc de sable près de la plage de Texel. Imaginons Schliemann sur cette plage.
Epuisé, titubant, trempé. Dans cette infortune absolue, voici que surgit pourtant une chance : il récupère sur le sable la petite caisse qui porte ses affaires ainsi que les lettres de recommandation que le courtier en navire lui a procurées avant le départ. Du coup, ses camarades le baptisent Jonas.
Que faire ?
L’homme qui va le sauver, c’est toujours le courtier en navires, M. Wendt, un ancien ami de sa mère. Heinrich lui a écrit pour lui raconter ses malheurs. Wendt est à table avec des amis quand il reçoit la lettre.
Le récit du naufrage soulève la compassion. On fait une collecte. Elle rapporte 480 francs qui sont aussitôt envoyés à Schilmann. Mieux encore : Wendt le recommande au consul général de Prusse à Amsterdam, qui le fait entrer comme garçon de bureau chez un certain M. Quien.
Il est tiré d’affaire.
Son travail ? Timbrer des lettres de change, aller les toucher en ville, mettre des lettres à la poste, en rapporter d’autres. Ce travail lui plaît : il lui laisse l’esprit libre pour apprendre.
Apprendre, voilà le mot clé de la vie d’Heinrich Schliemann.
Dans son épicerie, il a été frustré de toute étude. Il veut se rattraper.
Il s’agit d’abord de savoir écrire lisiblement. Il prend vingt leçons d’un professeur de calligraphie. Succès.
Ensuite, il décide d’apprendre les langues étrangères. Tout cela coûte cher.
Tant pis. Va pour un une misérable mansarde et des dîners qui ne coûtent jamais plus de quatre sous.
"Mais rien ne me stimule plus à l’étude, écrira-t-il, que la misère et la perspective de m’en sortir à force de travail." Et aussi, il y a Minna. Il pense toujours à Minna. Il l’aime toujours. Il doit être digne d’elle.
Donc - c’est la logique d’Heinrich -, il faut bien savoir l’anglais.
Chaque jour, il prend une leçon. Mais surtout, il passe des heures et des heures de répétition solitaire. En faisant ses courses, il tient un cahier à la main qu’il consulte sans cesse.
Quand il fait la queue à la poste, il lit des livres anglais. Sa mémoire devient colossale. Au bout de trois mois, il est capable de réciter vingt pages imprimées d’anglais après les avoir lues seulement trois fois. Il ne dort que quelques heures, jugeant que les répétitions de nuit sont plus utiles que celles du jour, la mémoire - affirme-t-il - étant plus puissante la nuit.
Au bout de six mois, il sait l’anglais couramment.
Il entre alors comme correspondancier et teneur de livres dans un bureau, d’abord aux appointements de 1200 francs. Comme il donne toute satisfaction - voilà qui n’étonne pas ma Mamie -, son salaire passe à 2000 francs.
Alors, il apprend le russe.
Il n’y a pas de professeur dans le coin, tout ce dont dispose Schliemann, c’est d’une grammaire, d’un dictionnaire et d’une traduction de Télémaque. Il reconstitue la langue tout seul. Comme il préfère parler à quelqu’un, il loue chaque soir les services d’un pauvre juif qui vient l’écouter parler russe, alors que lui, le juif, ne sait pas un mot de russe.
Quand des russes arrivent à Amsterdam pour traiter avec leurs collègues, Schliemann est sur le coup.
Miracle ! son accent est excellent.
Pour ses employeurs Hollandais, il devient une manière de providence. On lui donnera la responsabilité de toutes les tractations avec la Russie.
Il est donc logique que lorsque sa firme a besoin d’envoyer quelqu’un en Russie, elle choisisse Schliemann.
En janvier 1846, le voici à Saint-Pétersbourg. Il règle en un tournemain tous les problèmes et réussit toutes les affaires qu’il entreprend.
Ses employeurs gagnent grâce à lui énormément d’argent.
Quelques mois plus tard, Schliemann franchit le Rubicon : il quitte la maison qui l’employait jusque-là et fonde sa propre firme.
Il n’a que vingt-quatre ans.
Déjà, il est plus qu’à son aise. Sa première impulsion : demander la main de Minna. Il n’a pas de nouvelles depuis bien longtemps. Il n’a pas cessé de l’aimer. Une lettre lui parvient en réponse de la sienne : Minna est mariée, depuis trois mois à peine.
Il croit en mourir, tombe malade, doit garder le lit. Enfin, peu à peu, il entre en convalescence. Il écrira : "Le temps, qui guérit toute blessure, guérit enfin la mienne et, malgré mes regrets, je continuai mes affaires commerciales sans interruption nouvelle."
Elles prospèrent ses affaires. De plus belle. Deux ans plus tard, sa fortune atteint 200 000 francs.
La suite ? Il se marie avec Ekaterina Lyschine, une Russe d’une grande beauté. Il aura d’elle trois enfants, mais le ménage sera un enfer. Ils n’ont aucun point commun.
Elle est frigide et se désintéresse totalement de la ville de Troie. Il n’a qu’un regret : ses affaires prennent tout son temps et il a du interrompre ses études de langues.
Il écrira plaintivement : "Ce ne fut qu’en 1854 que je pus apprendre le suédois et le polonais."
Pendant la guerre de Crimée, il se lance dans le commerce d’armes.
Il double sa fortune en moins d’un an. En 1856, celle-ci commence à être considérable.
Il décide de souffler un peu.
Jusque-là, il avait toujours remis à plus tard l’étude du grec. Le moment est venu.
Il apprend en six semaines le grec moderne. Et puis, en trois mois, le grec ancien. Enfin il peut lire Homère dans le texte. Enfin il peut lire en grec la belle histoire de Troie, les combats d’Achille et d’Hector, l’enlèvement de la belle Hélène, la rivalité d’Agamemnon et de Priam. Le siège de Troie.
En 1958 , il s’aperçoit tout à coup que les bribes de latin que lui a enseignées son père, il ne s’en souvient plus.
Oubli stupéfiant. Le latin lui semble très facile, il l’apprend en six semaines.
Pendant ce temps-là, sa fortune ne cesse de s’accroître. Il est devenu fabuleusement riche. Un milliardaire. Alors, il écrit : "En 1958, me trouvant assez riche, je me retirai des affaires."
Il a trente-six ans.
Il décide de voyager, parcourt la Suède, le Danemark, l’Allemagne, L’Italie, l’Egypte. Il remonte le Nil jusqu’à la Nubie. Et s’apercevant qu’il ne sait pas l’arabe, il l’apprend en six semaines. Il le parlera si bien qu’il osera se rendre à La Mecque, déguisé en pèlerin musulman.
On sait que tout non-musulman qui pénètre en fraude à la Mecque risque la mort. A aucun moment, les Arabes qui entourent Schliemann n’éprouvent de doute sur son origine. Il faut dire qu’il a pris la précaution, avant ce pèlerinage, de se faire circoncire.
En fait, il tourne toujours autour de son rêve.
Ce rêve qui ne le quitte jamais.
L’été de 1859, le voici à Athènes. Une véritable fièvre l’habite. Il sent qu’il touche au but. Il va s’embarquer pour Ithaque. Les héros de toute sa vie, il va se confronter avec eux.
Erreur. Sa fortune est placée dans des maisons de commerce, surtout en Russie. La nouvelle lui parvient que l’un de ses débiteurs principaux vient de faire faillite. Va-t-il tout perdre ?
Il vole en Russie, rétablit ses affaires en un clin d’oeil. En cinq mois, il emporte pour plus de douze millions de marchandises et se lance dans les cotons. Aux Etats-Unis, c’est la guerre de Sécession, le coton est rare.
Schliemann gagne une nouvelle fortune.Par amusement, il entreprend le commerce du thé.Une bagatelle qui, en quelques jours, lui rapporte vingt millions. "Le ciel, écrit-il, avait béni mes opérations commerciales. Cependant, je n’avais pas oublié Troie et la résolution que j’avais prise en 1830, devant mon père et Minna, d’en découvrir des restes. J’aimais l’argent, assurément, mais seulement comme le moyen de réaliser cette grande idée de ma vie."
Il quitte les affaires et voyage encore et lors de son dernier passage aux Etats-Unis, il avait réussi un nouvel exploit : il avait divorcé à Indianapolis.
Adieu, l’insupportable épouse !
C’est donc en célibataire qu’il s’installe à Paris. Mais en célibataire qui ne songe qu’à se remarier. Il sait déjà de quelle nationalité sera sa nouvelle épouse : elle sera grecque.
Pour un homme qui a décidé de consacrer le reste de sa vie à retrouver Troie, une Grecque s’impose. De plus, il faut que cette Grecque ressemble à Hélène de Troie. Telle qu’il se l’imagine bien sûr. Il a écrit à un de ses amis athéniens et lui a demandé d’établir une liste de jeunes filles pouvant faire l’affaire.
Il faut qu’elles soient de pure ascendance grecque, et aussi belles que simples. Il demande des photos. Les photos arrivent. Schliemann examine chaque portrait et chaque description avec le soin méticuleux qu’il met à toute chose. Il en revient toujours à Sophia Engastromenos. Indéniable, sa beauté.
Emouvante, la noblesse de son allure. Charmante, sa jeunesse : elle n’a que dix-sept ans, il ne semble pas avoir trouvé que la différence d’âge pouvait représenter un obstacle. Schliemann écrit : «J’irai à Athènes et épouserai Sophia.
Septembre 1869. Schliemann arrive à Athènes. Sur-le-champ, il se rend au pensionnat où étudie Sophia. Au milieu des élèves, il la découvre. Il n’hésite pas : c’est elle, c’est Hélène.
Les choses sont menées tambour battant.
Emerveillé par tant d’argent, les parents intiment l’ordre à la jeune fille d’épouser le milliardaire. Docile, elle consent. Le mieux est que ce mariage de raison deviendra un mariage d’amour. Ils seront heureux et auront deux enfants : Agamemnon et Andromaque.
Il reste à Schliemann à découvrir Troie. Il l’a découvrira en se fiant à Homère.
Un jour, tout concorde, la description d’Homère et le lieu qu’il a découvert. Il ne reste plus qu’à engager les ouvriers, qu’à ouvrir la colline. Assurément, c’est là, sous la terre, que se trouve la ville fabuleuse.
De 1870 à 1873, Schliemann va fouiller le site de Troie.
Presque toujours, Sophia sera à ses côtés.
On dirait que son mari lui a insufflé sa passion. Rien n’arrête Schliemann : ni la fièvre provoquée par les moustiques, ni le manque d’eau potable, ni le peu de zèle des ouvriers. Ni surtout le dédain et parfois les moqueries des savants de tous les pays.
Naturellement, Schliemann a appris le turc. Il mène ses ouvriers - une centaine -avec une énergie remarquable. Homère avait dit que des murs entouraient le temple. On creuse et on trouve les murs.
Et plus l’on creuse, plus on trouve de murailles. On voit bientôt apparaître des rues, des façades, des maisons. Comment ne pas comprendre l’émotion bouleversée d’Heinrich Schliemann ?
Et puis, à mesure que l’on creuse davantage, on trouve toutes les traces de la vie, les ustensiles de l’existence quotidienne, les vases, les récipients. Et puis des bijoux. Et puis des armes.
Les journalistes accourent.
On est témoin du prodige.
La presse du monde entier évoque le miracle de la résurrection de Troie.
Schliemann a charrié avec ses ouvriers 250 000 m3 de terre. Il s’est battu. Il a gagné. Il décide d’arrêter les fouilles le 15 juin 1873.
La veille, ill vient encore une fois inspecter le terrain. Il fait très chaud, le soleil brille. Sa femme et lui descendent encore une fois devant le mur de ce que Schliemann jurait être le palais de Priam. Et c’est la découverte.
Le trésor, le châle qui s’emplit de merveilles.
Schliemann demandera à Sophia de porter les bijoux dont il jurait qu’ils étaient ceux de la belle Hélène.
Le trésor de Priam, Schliemann allait l’évacuer clandestinement de Turquie, le transporter à Athènes. L’évènement fit un bruit énorme. Le nom de Schliemann devint illustre dans le monde entier. Pourtant, il s’était trompé. On prouva plus tard que le trésor qu’avait découvert Schliemann était celui d’un roi qui avait vécu mille ans avant Priam.
Qu’importe ! Il avait retrouvé Troie.
Dans la foulée, Schliemann se met en quête de trouver les tombes d’Agamemnon et de ses amis assassinés dans des circonstances cruelles.
Il creuse et il trouve neuf tombes, contenant en tout quinze squelettes.
Il téléphone au roi de Grèce : "C’est une très grande joie pour moi que d’annoncer à Votre Majesté que j’ai découvert les tombes que la tradition désigne comme celles d’Agamemnon, de Cassandre, d’Eurymédon et de leurs compagnons tués au cours d’un banquet par Clytemnestre et son amant, Egisthe."
Surchargés d’or et de joyaux, les corps. C’est là que Schliemann trouvera les armes les plus précieuses. "C’est un monde entièrement nouveau, insoupçonné, que je fis pénétrer dans le domaine de l’archéologie", a écrit Schliemann. C’est vrai. Et encore : "Tous les musées du monde réunis ne possèdent pas la cinquième partie."
C’est vrai encore.
En 1890, après avoir pratiqué d’ultimes fouilles à Troie, il doit s’embarquer pour l’Italie. Le jour de Noël, à Naples, il tombe dans la rue inanimé. Personne ne veut le transporter à l'hôpital. Qui paiera le transport ?
Or cet homme-là est milliardaire et il a découvert Troie. Il mourra le jour même, le jour de Noël. On lui fera des funérailles nationales.
Un mot encore.
Pendant la guerre, les poteries de Schliemann avaient été envoyées dans la région de l’Oder. Et puis ce fut la débâcle de 45.
Les caisses furent laissées à l’abandon. Mais le village où elles se trouvaient vivait depuis fort longtemps dans une tradition : quand quelqu’un se mariait, il fallait pour lui porter bonheur, briser la vaisselle devant sa porte la veille des noces. En 1945, dans un pays anéanti, la vaisselle était un bien précieux. Impossible de s’en procurer de nouvelle.
Un jour, dans une grange, quelqu’un découvrit ces caisses de vieilles poteries sans valeur. Alors, désormais, chaque fois que quelqu’un se mariait, on allait chercher les poteries de Schliemann et on venait les casser avec des cris de joie devant la maison des futurs mariés. C’est ainsi que Troie exhumé par un Allemand s’est trouvée de nouveau intégrée dans la terre, et dans la terre d’Allemagne.
Comme si le sort avait voulu que la réalité revint à son point de départ : le rêve d’un enfant.