"C'est Yannick qui nous relate les faits, ils sont accablants :
"On est en 1983, je viens de perdre contre Arias. En fait, je ne me suis toujours pas remis de ma victoire de Roland-Garros. J'ai tellement besoin de vrai amour ! Le téléphone sonne dans la chambre de mon hôtel. Voix de femme.
- Yannick, vous ne me connaissez pas, mais votre défaite m'a fait beaucoup de peine, vous devez être triste.
- Oui, je suis un peu triste en effet.
- Je voudrais vous rencontrer, puis-je monter ?
- Ecoutez, non, c'est très gentil, mais je n'ouvre pas ma porte comme ça. Excusez-moi.
Le téléphone sonne de nouveau. C'est le portier de l'hôtel.
- Monsieur Noah, j'ai entendu ce que la jeune femme qui vient de vous appeler vous a dit, j'ai compris à son attitude que vous l'aviez découragée, je pense que vous n'auriez pas agi ainsi si vous l'aviez vu, c'est d'ailleurs pourquoi, je me permets de vous appeler. C'est la plus belle fille que j'aie jamais vue de ma vie !
- ... ?
Et bien sûr, je commence à fantasmer. Une belle inconnue, le hasard d'une rencontre, c'est déjà un coup de foudre. Qui est-elle, comment est-elle, d'où sort-elle, pourquoi moi ?...
Le lendemain, le téléphone re-sonne.
- Bonjour, c'est Whitney.
- Ah, Whitney, bonsoir, comment vas-tu ? Je suis si content de t'avoir au téléphone. Accepterais-tu de venir diner avec des amis ce soir ?
- Non, je préfère les ambiances plus intimes... RDV à 22H dans le hall de l'hôtel.
- Comment je te reconnaitrai ?
- Ne t'inquiètes pas, tu ne pourras pas me rater...
Au restau, je suis hyperfébrile, à 22H je plante tout le monde et je rentre avec un quart d'heure de retard. J'attends. J'ai de plus en plus envie de la voir, de lui parler, de la connaître. L'histoire déjà me mène par le bout du nez.
Au bout d'une heure, n'y tenant plus, j'appelle au numéro qu'elle m'avait laissé et, rassuré, j'entends sa voix à l'autre bout du fil. Je suis heureux comme un naufragé qui rencontrerait une sirène après des semaines et des semaines de solitude.
- Mais qu'est-ce que tu fais, je t'attends !
- Moi aussi, je t'ai attendu et ce n'est pas dans mes habitudes. J'ai horreur de ça. Généralement c'est moi qui fait attendre les hommes pas l'inverse !
- Viens pardonne moi, rejoins-moi !
- Pas question, je ne peux pas, mon père...
Et elle commence à me raconter sa vie de jeune fille riche, élevée sévèrement par un père capricieux, etc... Bref, s'il nous est matériellement impossible de nous rencontrer, nous commençons à établir au téléphone une relation tour à tour tendre et torride, très intime.
Et je me mets à lui raconter tout de A à Z ! Toute ma vie, toutes mes espérances, toutes mes déceptions, Roland-Garros, la victoire, et puis le trou noir qui suivit, les raisons de mon exil à New-York, le milieu, l'argent...
Petit à petit, je deviens complètement dépendant d'elle. Je suis en manque d'amour et elle est la seule personne au monde qui le comprenne. Une fois, mes potes étaient là, j'ai passé toute la nuit au téléphone ! Je regarde d'un air détaché les misérables petites vies de mes copains, je me sens au dessus de tout, je plane.
Je suis amoureux d'une fille dont je n'ai jamais vu le visage mais dont la voix est devenue mon unique source d'énergie.
Quelques bribes : "Je t'aime, c'est fabuleux d'avoir ces sentiments, on ne se connaît pas et on est tout l'un pour l'autre." Elle incarne l'amour parfait, insoumis aux lois de la beauté même si, bien sûr je l'imagine très belle. Sans cette voix je ne vis plus. Partout ou je passe je laisse jusqu'à 20 000 Frsde notes de téléphone. Je ne m'intéresse plus à rien ni à personne d'autre.
Pendant la coupe Davis, les seuls moments où je peux parler à Whitney sont précisément pendant les entraînements. Je ne m'entraîne plus, complètement à côté de mes pompes, la boule dans le ventre. Tout le monde se fout de ma gueule.
- Mais cette fille, ça peut être n'importe qui, tu es barjo !
- Vous ne comprenez rien, vivez donc vos petites mesquineries et laissez-moi avec mon grand amour...
Je ne pense plus qu'à organiser notre première rencontre, mais c'est bête, il y a toujours un contretemps, mais quand je commence à douter, Whitney se fait si douce que je m'en veux de m'être inquiété. Je suis si heureux d'avoir enfin trouvé l'âme soeur ! Après notre défaite en australie, je dois aller à Hong Kong, elle me fait changer de réservation, m'envoie au Peninsula Hotel.
Quand j'entre dans la chambre, les fleurs ont envahi la pièce, sur le lit un mot : "Mon amour, pour toujours, à la vie, à la mort, Whitney". Je suis sur une autre planète, je ne sais pas ce qui m'arrive. partout, c'est la même délicatesse qui jalonne mes voyages. Mon avion se pose quelque part, une hôtesse m'attend sur la passerelle avec un mot : "Jamais plus sans toi mon amour Whitney."
Je lui envoie une blague en diamant et m'empresse de lui faire expédier une voiture française. Rien ne sera jamais trop beau sans elle. Je ne regarde plus une fille, je ne pense plus qu'à elle.Enfin, j'arrive au tournoi de Bâle ou je dois rencontrer Pecci. Et je croise Vitas Gerulaitis dont Whitney, ma Whitney m'a parlé. Elle l'aurait rencontré dans une soirée.
- Yan, tu n'as pas l'air très bien...
- Non, c'est vrai, il m'arrive un truc incroyable., je suis amoureux d'une fille que je n'ai jamais vue, et...
- Ah oui, Whitney ?
- Tu la connais ? Parle-moi d'elle.
- Joue d'abord ton match. Je t'en parlerai ce soir...
- Non, sois sympa, dis moi tout...
- Tout à l'heure.
Evidemment, 50 minutes plus tard, j'étais au bar, battu, rhabillé, prêt à entendre le pire...
Le pire ? C'est Vitas qui la raconte :
- Elle m'a harponné comme toi, j'ai marché un moment et puis je me suis méfié, j'ai engagé un détective privé qui l'a démasquée.
C'est une femme d'au moins 250 kilos, standardiste dont tu n'es pas la première victime. Son numéro est bien rôdé, tous ses "amants" (acteurs américains dont certains sont allés jusqu'aux tribunaux, sans succès car les victimes étaient consentantes) lui envoient des cadeaux, de l'argent, sans avoir vu son visage...
Le coeur en vrille, je décide de composer une dernière fois le numéro de téléphone de la femme de ma vie.
- Allo, Whitney ?
Yan ! Comment vas-tu ?
- Pas super, tu vois, je sais qui tu es.
Elle s'est mise à hurler et j'ai raccroché. Est-ce que j'ai déjà eu aussi mal de ma vie ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Sans doute pas. Ce jour-là, j'ai vraiment cru que le monde était pourri.
Peu de temps après ma peine s'est transformée en un véritable cauchemar, celui de voir fleurir sur l'étalage de la librairie du coin de la rue un best seller signé Whitney : Les dessous du circuit. Car dans ma quête d'absolu, je n'avais rien caché à Whitney. Le reste ?
Le reste n'est que littérature...