"Ma vie à dormir debout...
Le village était traversé par un ruisseau dans lequel j'allais pêcher de tout petits poissons argentés.
Mon père nous emmenait aussi en promenade sur le Cher, qui poussait tout près de la fermette où nous vivions.
Il adorait pêcher à la ligne au lancer et nous rapportait des brochets ainsi que des tanches. Mon rôle consistait à cultiver les asticots qui servaient d'appâts. Il m'arrivait aussi de jouer à la guerre avec ma soeur et les voisins. Un homme nous avit fabriqué des fusils en bois. Ma soeur tenait le rôle de l'infirmière, et moi celui du FFI.
Mon autonomie a augmenté le jour où ma grand-mère m'a offert un vélomoteur. J'avais vu un Vélosolex d'occasion en vente dans un charbonnier. Et ma grand-mère qui m'aimait beaucoup, qui m'appelait "mon tout-petit", m'a donné l'argent qu'elle gagnait en travaillant la nuit dans l'imprimerie de l'Humanité.
Naturellement, cela a contrarié mon père . "C'est le bouquet a-t-il dit à ma mère. Voilà qu'il a un vélomoteur..."
Ma grand-mère habitait rue du Croissant, elle ne manquait jamais de me montrer le café du Croissant, où Jaurès a été assassiné, et l'impact sur l'un des murs de la balle qui l'avait tué.
Avec elle, j'ai vu sur scène les adieux de Mistinguett, j'ai également vu Maurice Chevalier chanter Ma Pomme en se déshabillant sur scène. Il retirait son smoking et se mettait en caleçon avant de s'habiller en clochard, puis, de clochard, il se déshabillait de nouveau sur la scène jusqu'au caleçon pour remettre son smocking. Et pendant ce temps-là, il chantait la fameuse chanson : "Ma pomme, c'est moi, j'suis plus heureux qu'un roi... Je n'me fais jamais d'mousse, en douce, je m'pousse...
1954. A l'époque j'aimais beaucoup une chanson de Trenet qui s'appelait En Avril à Paris. "Quand Paris s'éveille au mois d'avril, quand le soleil revient d'exil, quand l'air plus doux berce une jeune romance, quand le printemps vraiment commence... Alors voici qu'aux portes de Paris, du Nord jusqu'au Midi, la France chante et rit, en avril à Paris..." Je suis donc allé chercher la partition pour la chanter.
A l'époque, les succès du jour se vendaient sous forme de partitions qu'on appelait des "petits formats". Sur la couverture figurait la photo de la vedette et à l'intérieur, on trouvait toutes les indications pour jouer le morceau. Je me souviens par exemple qu'on voyait André Claveau en couv de La Petite Diligence, Yves Montand pour Les feuilles mortes, Jacqueline François posait pour Mademoiselle de Paris, Edith Piaf pour Les trois cloches...
Puis j'ai vu Mouloudji qui avait fait un triomphe avec Un jour, tu verras, Le petit Coquelicot, La complainte des infidèles, Le voleur "Je suis voleur, j'aime voler, moi je suis comme les aviateurs, les magasins, c'est beau, ça brille, l'intérieur est un océan où tout scintille. Me voivi au rayon des livres, prenons garde au détective, c'est difficile de prendre l'air, l'air de ne pas en avoir l'air..."
Ensuite, je me suis retrouvé avec une 5 CV Citroën qu'à l'époque, on appelait une "petite citron". Il s'agissait d'une petite voiture noire avec des ailes qui ressortaient.
C'était ma première voiture, et elle tombait en panne partout.
Je me souviens qu'à ce moment-là, Colette Renard venait d'exploser avec la comédie musicale Irma la douce. C'est aussi à ce moment-là qu'est apparu le Teppaz : ce lecteur de disque qui comportait un gros trou où on était obligé de mettre un cylindre pour tenir le disque.
Fin 59, Johnny a sorti son premier disque, Itsy Bitsy petit Bikini, et a enregistré Twist Again presque en même temps. Petit Bikini n'a pas plus à Lucien Morisse qui ne voulait pas le passer à la radio parce qu'il ne comprenait pas pourquoi un jeune qui débutait avait pris la chanson de Dalida.
Cela a fait une espèce de pataquès.
Mais avec Twist Again, on a vu que Jonhny commençait à allumer le feu partout. Puis il y a eu la première soirée "yéyé" au Palis des Sports. En première partie, Richard Anthony chantait : "Deux petites pépées dans une petite MG", puis Johnny est arrivé et c'est devenu complètement fou. A l'époque il rentrait en scène sur la chanson Kily Watch. Tous les jeunes se sont mis à taper dans leurs mains, à chanter avec lui.
Deux films cartonnaient en ce temps-là, Les enfants du Paradis de Marcel Carné et Napoleon d'Abel Gance.
De son côté, Claude François était très malheureux parce que Bécaud lui avait piqué Janet. Puis comme on le sait, il a enregistré Belle, belle, belle, qui a fait de lui en quelques semaines, un recordman de vente de disques.
C'est cette année-là que j'ai rencontré Brel. Il me demandait des anecdotes sur Trenet.
Je me souviens qu'un jour un journaliste lui a demandé ce qu'il pensait de Brassens, Ferré et Mouloudji. "Mon préféré de tous, c'est évidemment Brassens", a répondu Brel. Puis, il a précisé : "Mais celui qui a ouvert la porte, c'est quand même le père Trenet. Je pense que sans lui, nous serions tous aujourd'hui des employés des PTT !".
Puis j'ai rencontré Marlène. Elle avait toujours la nostalgie de Gabin et ne pensait qu'à le revoir. Elle me parlait de lui chaque jour ; me racontait qu'elle lui avait écrit d'innombrables fois, sans jamais recevoir de réponse. "Sa femme doit intercepter mes lettres", m'avait-elle expliqué. Elle répétait : "Picasso a eu sa période bleue. Moi, avec Gabin, j'ai eu ma période rose !"
- Vous avez dû beaucoup l'aimer, faisais-je observer.
- Je l'ai plus qu'aimé", répondait-elle, non sans tristesse.
Un jour, elle m'a dit : "Je vais écrire une lettre que vous lui porterez. Je lui dirai que je vais passer à l'Olympia et que toutes les chansons que je chanterai sera pour lui." j'ai alors déjeuné avec Gabin et j'ai compris pourquoi elle l'avait tellement aimé, pourquoi elle l'aimait encore. Il était à la fois fascinant d'intelligence, de générosité, et d'un naturel impressionnant. J'ai glissé ma requête et je lui ai donné la lettre où sur l'enveloppe, Marlène avait inscrit : "Pour Monsieur Jean Gabin". Gabin m'a dit : "Fais voir, môme." Il m'a pris la lettre et a dit : "Ah, c'est encore la Schleue qui me poursuit. Putain de merde ! Elle va me faire chier longtemps celle-là !" Sans la décacheter, il a froissé l'enveloppe dans ses mains. Il y avait sur la table devant lui un cendrier Cinzano. Gabin a mis la boulette de papier dedans. Il a sorti son briquet Zippo et a mis le feu à la lettre sans même l'avoir ouverte. Je le regardais faire, pétrifié. J'entendais la voix de Marlène qui me répétait chaque jour : "A l'Olympia, je chanterai uniquement pour lui", et je voyais sa lettre se consumer dans le cendrier blanc.
Quand je suis revenu chez elle, elle a commandé une coupe de champagne avant que je parle et à prononcé un seul mot, dans lequel toute son attente était résumée : "Alors ?" J'ai répondu que j'avais bien donné la lettre à Gabin. "Et comment a-t-il pris ça ?" Je ne pouvais pas lui dire ce qu'il avait fait. J'ai donc menti. "Il l'a mise dans la poche de son veston. Et il n'a rien dit à personne." "Ah bon, et vous ne pouvez pas savoir par votre ami ? a-t-elle demandé encore. - Non, Roger ne m'a rien dit." Pour rien au monde, je n'aurais voulu lui faire de la peine en lui disant comment Gabin avait réagi...
La rencontre de ma vie.
Je chantais Les boutons dorés et pendant que je chantais, j'ai remarqué une jeune fille aux cheveux châtains, avec une robe rouge cerise, assise dans un canapé. Elle me regardait et j'ai eu une impression très forte. C'était comme si je me trouvais face à quelqu'un venu d'un autre monde. Elle avait un grâce, une lumière qui émanait d'elle, qui la rendaient très singulière. De ce fait, elle m'est apparue comme une petite princesse. Tout en chantant, je me disais : "Qu'est-ce qu'elle doit être jolie sur une scène !"
La chanson terminée, je suis allé directement vers elle. Je lui ai demandé son nom : "Je m'appelle Chantal de Guerre."
J'étais dans un trouble extrême, et pourtant j'avais une intuition très forte, que je lui ai confiée : "J'ai l'impression que nous allons nous marier un jour, lui ai-je dit, que nous aurons deux enfants. Vous serez célèbre vers trente ans et vous chanterez à l'Opéra de Paris."
Elle m'a répondu très sérieusement : "Qu'on se marie, ça peut arriver ; deux enfants, ça peut arriver aussi. Pour ce qui est de la célébrité à trente ans, je veux bien le croire. Mais en ce qui concerne le fait de chanter à l'Opéra de Pari, ça me semble très improbable. Je ne suis pas la Callas. Alors j'ai l'impression que vous vous moquez de moi." J'étais déjà sous le charme.
Comme m'avait dit Marlene, un jour : "Il faut se méfier de ces petites. Elles savent se faufiler partout, même à travers les larmes." Chantal aussi, je crois qu'elle a magnifiquement su se faufiler à travers les larmes de sa vie.
C'est à ce moment-là que Sylvie Vartan a gagné ses galons de grande vedette. Je chante pour Swany a été un tube énorme, en Italie, au Japon, partout.
Je me souviens qu'ensuite quand j'ai chanté à l'Olympia avec Souchon qui débutait en première partie, Coquatrix s'est énervé parce qu'Alain voulait chanter en blue-jean... "Ici, M. Sinatra, Nat King Cole, Armstrong chantent en smoking ! Marlene Dietrich met ce qu'elle a de mieux ! Alors, je ne vois pas pourquoi M. Souchon se permettrait de venir habillé avec une culotte de charpentier. Il ne lui manque plus que le mètre qui dépasse de la poche, une perceuse dans une main et un marteau-piqueur dans l'autre ! Il ne respecte pas le public !" De son côté, Chantal commençait a cartonné avec "Voulez-vous danser grand-mère".
J'avais eu l'idée de faire reprendre à Chantal cette ritournelle qui datait de la Libération et que ma soeur chantait toujours quand je vivais chez mes parents. Elle m'avait d'autant plus marqué que ma grand-mère pleurait chaque fois qu'elle l'entendait ; une très jolie mélodie en plus.
Je me souviens aussi des adieux de Brel.
Son tour de chant terminé, nous avons bu un verre au bar de l'hôtel, Jacques venait de prendre conscience qu'il ne reverrait plus ses musiciens dont Marcel Azzola, son accordéoniste de génie, ni ses compagnons de scène, car ce soir-là, il savait qu'il était arrivé dans le dernier port.
Cette soirée fut un triste moment de nostalgie.
En 1981, j'avais écrit la musique des Trois mousquetaires, celle des Misérables et de Bouba le petit ourson. Un producteur m'a appelé en me disant qu'il venait d'acheter un dessin animé pour lequel il lui fallait une nouvelle bande-son. "La chanson japonaise ne plaira pas au public français, il faut que tu en écrives une", il lui fallait la bande pour le lundi suivant, date à laquelle il devait livrer le dessin animé à Antenne 2. J'ai regardé le pilote, dans lequel intervenait un capitaine de vaisseau intersidéral, à qui il arrivait des aventures dans l'espace puis avec Roger Dumas, j'ai commencé à jouer sur le piano en composant la mélodie.
Au fur et à mesure, Roger écrivait les paroles sur la musique, tout a été fait dans l'urgence : voilà comment est née la chanson. Le dessin animé a ensuite énormément plu. La chanson a joué un rôle capital. Quand d'autres télévisions l'ont acheté, il a fallu traduire la chanson dans toutes les langues ; elle a même été traduite en Japonais et, au Japon, elle a relancé le dessin animé. Aujourd'hui tout le monde la reprend par coeur, "Capitaine Flam, tu n'es pas de notre galaxie... Mais du fond de la nuit, Capitaine Flam... D'aussi loin que l'infini, tu descends jusqu'ici pour sauver tous les hommes". Une sorte d'hymne national.
Ou plutôt l'hymne de leur enfance...