"Vive les vacances.
"Septembre 1936 : premiers congés payés. Pour la première fois de ma vie, je voyais ma mère détendue, souriante, disponible. En congé chez un oncle à la campagne, j'ai pu me promener longuement avec elle. Enfin, on allait pouvoir vivre un peu mieux !"
Cette époque, c'est aussi l'époque où les bals musettes que fréquentent les voyous mais aussi les jeunes ouvriers et ouvrièrent font fureur.
Des danses comme la valse française ou la valse musette et la java où les partenaires se côtoient de très près (la main de l'homme posée sur le postérieur de sa partenaire pour la java) attirent les jeunes filles des classes populaires comme des bourgeoises qui viennent s'encanailler.
Francis Carco a même écrit sur les bals organisés le plus souvent dans les arrières salles de boutiques à vin en 34 : "L'odeur de la friture, du vin blanc se mêlait à celle des apéritifs et au relent des femmes en sueur, qui, sans vergogne, s'essuyaient le visage, les paumes, les aisselles apès avoir dansé".
La mode change. La jupe et les cheveux rallongent. La poitrine est à nouveau à l'honneur après avoir été cachée. La femme s'émancipe et manifeste.
Une preuve ? Celles qui font la dinette à midi (à l'origine de leur nom) se mobilisent aussi pour leurs droits.
Lulu, bambrocheuse dans le textile et Huguette ouvrière en cartonnerie dans le Nord racontent :
Sur un long mur de briques, dans la banlieue parisienne, de lourdes mains avaient tracé au pinceau, en grosses lettres : Tenir !
Petite parenthèse : C'est dans les années 30 que se popularise la fameuse "méthode Ogino", du nom d'un gynécologue japonais qui a déterminé la période d'ovulation pendant laquelle l'abstinence est recommandée pour éviter la procréation. Et bien que d'une efficacité contestable - les bébés Ogino" sont légions -, cette méthode offre une meilleure responsabilisation.
La suite ? les ouvriers occupent les usines. Derrière les vitres, rapporte un passant, on aperçoit des employés qui jouent aux cartes, se promènent, lisent ou tendent le poing. Des quêteurs tendent, décorés d'une cocarde rouge, une tirelire aux passants.
Au Printemps, cent artistes donnent un concert. A la Samaritaine, des grilles de fer sont placées apr précaution devant les vitrines". Les galeries Lafayette organisent un spectacle de Gala pour lequel personne n'a à acquiter un droit d'entrée. Une banderole y proclame : "Ces jours de sacrifices prépareront des années de bonheur".
Des artistes comme Tino Rossi ou Mistinguett viennent chanter pour les grévistes. Si la lutte est déterminée, elle est aussi joyeuse. Outre les galas, on danse dans les locaux des entreprises occupées.
Jean-Louis Barrault va dire des poèmes d'Eluard devant les vendeuses grévistes des grands magasins parisiens.
De son côté, Agnès Capri, qui dispose de son propre cabaret, crée les premières chansons du tandem Prévert-Kosma. C'est elle que l'on voit, poussant une complainte, traverser lentement le film de Carné-Prévert, Drôle de drame.
Jean Wiener fera connaître au grand public Marianne Oswald qui deviendra vite, comme Agnès Capri, "la chanteuse Front populaire".
On vit, on espère, on remue, à l'affût de toutes choses : on écoute Pills et Tabet chanter avec entrain "Prends la route, mon p'tit gars" ; on écoute Charpini et Brancato. Le public raffole de ces numéros de duettistes et ainsi débuteront Charles et Johnny.
Au foyer trône le poste de TSF. Il diffuse, à travers Radio-Paris tour Eiffel, Paris Ptt ou le Poste parisien, d'amples programmes avec concerts, théâtre, lectures littéraires, chronique gastronomique, informations, conseils aux agriculteurs, émissions enfantines et matchs sportifs.
Oui, l'on va vivre, chanter, aimer... "Ma blonde, entends-tu dans la ville..." Ce n'est pas une illusion : comme un printemps se couvre de fleurs, la France va se couvrir de fêtes. Et entrer dans un été. Le plus beau qu'elle ait connu depuis bien longtemps.
Celui qui nourrit toujours des rêves et des émotions.
"Debout, ma blonde, chantons au vent."
Mamie enfin : "La joie est au rendez-vous. Une joie pure. Une joie qui est partout : on danse, on joue de l'accordéon ; on dispute d'interminables parties de belote ou l'on accueille des représentations théâtrales, des spectacles de variétés. Et le travail, c'est pour quand ?"
Le travail, à nouveau ?
On pense au mot si drôle de Jacques Roumain : "Si le travail était une bonne chose, il y a longtemps que les riches l'auraient accaparé."
Seulement voilà, le pays tout entier s'est mis à remuer intensément. Il est entré dans la fête. Cette bougeotte va le précipiter vers les gares et les trains de congés payés, vers les plages, vers les montagnes.
Les employés des grands magasins pourront arriver au travail sans chapeau, le tutoiement entre collègues ne sera plus interdit et les vendeuses ne seront pas contraintes de rester debout la journée entière. Des riens ? Ce sont des riens
Allez donc le dire à ceux et celles qui commencent à savoir que c'est en accumulant des riens, justement, que l'on bâtit un vrai bonheur.
Et voilà qu'une magie saisonnière, la magie du soleil, des marées, des falaises, des rochers luisants de coquillages passe à d'autres. Ou aller ?
C'est alors la ruée vers les gares, les longues files d'attente aux guichets, la valise sur l'épaule, bobonne à un bras, la amrmaille dans les jambes et tous ces visages hilares aux portières. Partir ! Partir ! Partir !
Qui a dit que partir c'est mourir un peu : là c'est vivre beaucoup.
L'affluence est telle, et dépasse à ce point les prévisions, qu'il faut ressortir des dépots, dare-dare, de vieux wagons cahotants et qui datent de la mobilisation d'août 1914. Mais si on est mobilisé cette fois, ce n'est pas pour aller riquer sa peau quelque part, c'est pour s'y sentir merveilleusement bien, dans cette peau, pour la voir bronzer.
La suite ? Des ouvrières qui ne sont pas non plus de la toute première jeunesse s'extasient sans fin devant les vagues en répétant à qui mieux mieux, comme dans une blague de chansonnier, qu'ils n'avaient encore jamais vu la mer.
Et les autres arrivent de partout. Avec les mêmes bagages rebondis sous leurs sangles.
Avec ces mômes qui piaillent, ces ménagères qui préparent le pique-nique sur des torchons à rayures entre des chateaux de sable, ces copains qui viennent saucissonner, tous ces types qui entrent dans l'eau comme dans un espace conquis alors qu'ils n'ont même pas de salles de bain chez eux. les locaux crient : ils vont souiller nos plages ces salopards !
Tout comme il y a le bal du dimanche, il y a le cinema du samedi soir.
Trembler de fièvre et d'héroïsme sous le soleil du Sahara, naviguer en pleine mer dans le brouillard et les tempêtes, traverser une jungle à pied ou se perdre d'amour au fond d'un salon pour Edwige Feuillère, tels sont quelques-uns des moments exceptionneles que dispense cette énergie insaisissable lancée sur des rayons vers l'écran lumineux, au dessus des têtes.
Les appliques se sont éteintes progressivement, la musique d'ambiance a cessé, l'obscurité enfin et soudain le regard rencontre une autre vie.
La poésie des heures inconnues.
Et Pagnol avec son champ d'oliviers, un coin du Vieux-Port, la musqiue des cigales et l'accent des joueurs de boules, le chapeau de paille sur le front, le pastis, la carafe d'eau fraîche, la blague aux lèvres et la larme à l'oeil, les ombres tutélaires de Mistral ou de Daudet sont ses meilleurs atouts.
Et le public se rend aux rendez-vous qui lui fixent Raimu, Charpin, Andrex, Delmont, et la tendre Orane Demazis.
Combien d'adolescents boutonneux n'auront-ils pas soupiré pour la fraîche jeunesse et la grâce boudeuse de la si jolie Danielle Darrieux ; combien n'auront-ils pas été tourmentés par la sensualité gourmande de Ginette Leclerc, les mines aguichantes de Viviane Romance, la fausse ingénuité de Simone Simon...
Combien n'auront-ils pas voulu capter, une seconde, rien qu'une seconde, la tendre fierté d'Annabella, l'ondoyante plastique de Mila Parely et pourquoi pas les fadeurs sophistiquées d'une Mireille Balin aux battements de cils irréprochables.
Et Gabin, le brave gars sympathique du Jour se lève qui sera victime d'une fripouille, le mécanicien de La bête humaine qui adore et caresse comme une femme ; il est le typographe de Gueule d'amour qui ne pourra surmonter ni sa nostalgie ni ses malchances ; il est le peintre en bâtiment chômeur de la Belle Equipe qui, ayant gagné à la loterie nationale avec ses copains, construit, toujours en leur compagnie la guinguette "Chez nous", parce que "ça dit bien ce que ça veut dire".
Un chef d'oeuvre.
Sans oublier Pépé-le-Moko, Quai des brumes, Hôtel du Nord, Fric Frac, La Grande Illusion, la Règle du jeu, La Marseillaise...
Et tous ces noms qui s'étalent en gros caractères sur les affiches : Arletty, Yvonne Printemps, Marguerite Moreno, Georgius, Tino Rossi, Reda Caire, Maurice Chevalier, Lucienne Boyer, Michel Simon, Damia, Fernandel, Victor Boucher, Sacha Guitry, Marianne Oswald...
La un du petit Parisien, les concours hippiques, des courses à chantilly, des crimes passionnels devant des cours d'assises, des causeries à Radio Ptt, valse de Vienne à Radio-Paris, et tous les lecteurs des publicités savent à quoi s'en tenir sur les lithinés du Dr Dustin ou l'Exquis déjeuner Phoscao.
Le traintrain.
La fin ? Les millions d'hommes et de femmes qui furent les acteurs de ce Front populaire. Et voilà pourquoi il fit jaillir du sol de France tant de fêtes.
La fête du peuple présent.
Et ce n'est pas un hasard si l'effet 36 continue d'exercer une réelle attraction sur ceux qui le vécurent, comme sur ceux qui l'imaginent.
Le contrat que tant de Français passèrent avec le Front populaire n'est pas exclusivement un acte politique : c'est un long rendez-vous d'amour.
Rideau.