"Papi, comment ça se passait les premières années avec Mamie ?
- C'était dur. Tu sais ta Mamie n'arrêtait pas de la journée. Première levée, dernière couchée, c'est comme ça, la femme du mineur règne sur chaque moment de la journée. Dès 4 heures du matin, elle s'occupe de ranimer le poêle, de réveiller le père et les aînés, d'habiller les enfants scolarisés.
Puis c'est le rituel de la journée, et les enfants à nourrir dans le carin, et les poules à plumer, et les poireaux à sarcler, et la soupe à préparer, et la lessive quotidienne, puis le bain du mari qu'il faut décrasser dans un baquet après avoir été chercher l'eau à la fontaine... Sans compter l'intendance. La paye, c'est elle, l'escaillage grapillé sur le terril et les réclamations au préfet.
- Mamie s'occupait de tout ?
- Je partais à cinq heures du matin. Mamie se levait une heure avant moi. Elle arçonnait le feu pour faire le café, elle préparait le briquet, ma musette. Elle enchaînait par les vêtements à laver, tous les deux trois jours, je changeais de bleu. Sa fierté était qu'il soit tout le temps repassé et amidonné.
Quand il était usé, elle le raccomodait. Ensuite, il y avait les gosses à préparer pour l'école à huit heures. Et puis, elle lavait la maison, faisait la lessive, puis le déjeuner du midi ! Mamie aussi aurait dû toucher un salaire.
- On m'a dit que Mamie n'était pas facile à vivre à cette époque...
- Au contraire, c'était un amour. Dés que le jour se levait, un vent d'été caressait ses paupières et c'était reparti pour un jour. "A la guerre comme à la guerre" qu'elle disait... Une grève, une catastrophe et elle était au premier plan, la marmaille dans les jupes, le drapeau à la main et l'insulte aux lèvres.
Toujours à mes côtés. C'était une farandole, le tourbillon de la vie, une ribambelle de couleurs, du bleu, du blanc, du rouge, avec elle le monde était en ébullition, c'était pourtant le temps des restrictions...
- Tu veux dire qu'il fallait se serrer les coudes ?
- Mamie était ingénieuse. Elle passait aussi la matinée à faire la chasse aux tickets de rationnement et la queue chez les commerçants. Elle enchaînait par l'élevage des lapins sur le balcon, ensuite elle inventait de nouvelles recettes pour accommoder les rutabagas ou pour fabriquer du savon.
A table, il faut le dire, les corbeaux et les pigeons ont vite remplacé le poulet dominical ; le haricot grillé, la fève cuite, l'orge et le gland à cochon ont relégué bientôt le café au rang des souvenirs, les gâteaux étaient servis en guise de plat principal...
Le rationnement des produits concernait non seulement la nourriture, le tabac ou le vin mais aussi les vêtements, les chaussures et le chauffage. C'était dur mais on était heureux.
- Et l'après-midi ?
- L'après-midi, elle rentrait le charbon que les transporteurs des Houilleries apportaient. Ils en livraient une tonne toutes les trois semaines. Il fallait le rentrer ! Mamie ne voulait pas que je le fasse en rentrant du travail. Après la lessive et le repassage, elle trouvait le temps de faire sa pâtisserie.
Le fameux libouli. C'était un gâteau à base de lait bouilli, d'où son nom, une recette qu'eune voisine du Nord lui avait donné. Dans le temps, on n'achetait pas de flan. Mamie cassait un oeuf pour que ça soit jaune et mélangeait au lait. On était heureux comme des papes ! On mangeait de la soupe qu'on appelait du "rassacage", c'est un mélange de légumes, avec des oignons.
L'après-midi, c'était aussi les "recettes" de Mamie. Sache qu'en séchant, l'ail soude aussi bien que la colle forte. Du coup, elle faisait de la colle. En faisant bouillir du lichen blanc et des graines de lin dans de l'eau, que l'on écrase et que l'on filtre, on obtient de l'huile. Elle faisait de l'huile.
Plus de chocolat à la maison ? Qu'importe, Mamie se servait des châtaignes et avec la farine des châtaignes, elle faisait même de l'eau de vie... Mais bon, à partir de l'été 42, la guerre totale a été décrétée. Cela signifiait l'exploitation de toutes les ressources physiques et humaines des pays occupés. Là, c'était la fin des haricots... La France manquait de tout.
- Mamie devait être habillée comme un sac.
- Détrompe-toi, en ces temps de pénurie, ta Mamie a déploré des trésors d'ingéniosité pour assurer le confort de notre petite famille et dans les domaines de l'élégance, rien n'arrêtait son imagination. Ne pouvant se procurer de vêtements neufs, elle passait l'après-midi à coudre, à tisser et à tricoter, elle transformait un manteau en veste, raccourcissait ses jupes et fabriquait avec de la ficelle un sac ou une ceinture.
Lorsque sa dernière paire de bas ne pouvait plus être remaillée, elle teintait ses jambes et dessinait au pinceau une couture sur son mollet. Puis elle sortait, coiffée d'un incroyable bibi "fabriqué maison" et faisait claquer fièrement sur le pavé les talons de bois de ses semelles compensées. Elle assurait.
- Pourtant à la maison, ça devait être la soupe à la grimasse.
- Pas du tout, la vie est trop courte pour faire la gueule. Du coup, on se faisait plaisir. Quand la quinzaine tombait, Mamie préparait de la farine avec de l'eau avant de faire des boules qu'elle faisait bouillir avant de mettre le tout dans un grand plat chaud avec de la cassonade dessus. C'était délicieux ! On se régalait.
Ensuite, on écoutait la radio pour savoir ce qui se passait mais il y avait toujours à la fin deux trois pas de danse sur Trenet, les danses polonaises, l'accordéon...
- Et autour, le monde suivait son cours ?
- Tout était exacerbé, le monde était dingue, c'était le moment de la libération je te rappelle, le rythme échevelé, les coeurs battaient la chamade. Tout est trop étonnant, parfait, extraordinaire, fou, merveilleux, comme si c'était tous les jours dimanche.
Je me souviens d'ailleurs que le dimanche, après tout le travail de la semaine, Mamie prenait le temps de broder. Elle n'arrêtait jamais !
- Et le temps dans tout ça ?
- On vivait en souvenir d'hier et dans l'espoir de ce soir.
- Et le soir, le rideau tombe j'imagine, c'est pareil pour tout le monde ?
- Le soir, après avoir couché les enfants, on parlait beaucoup tous les deux. Elle me remontait le moral. Sans elle, je n'aurais pas tenu.
- Mamie ne faisait pas dodo ?
- Quand la nuit tombait, elle se couchait nu comme un ver et pour dormir il lui suffisait de fermer les yeux. Si tout dort, on pouvait entendre un chuchotement, les étoiles entre elles ne parlaient que d'elle et une petite brise semblable à une bise venait se poser sur ses lèvres.
Bientôt le jour se lèvera, ça laisse encore le temps à deux petits enfants de venir se blottir dans les bras de leur maman.
- Fraîcheur de la nuit ?
- Non, chaleur de la vie.
- Et ce fut tout ?
- Oui, et ce fut tout.