"Une photo, là, sous vos yeux.
La "tente rouge". Elle se dressait, quasi dérisoire, au milieu du désert de glace. Rouge, la tente ? Au vrai, les parois de teinte gris-bleuté avaient été semées de zébrures et de tâches rouges par les neuf hommes qui vivaient dans cet abri. Sans cela, l'avion tant espéré qui, un jour peut-être, les découvrirait, n'aurait rien pu distinguer dans la monotonie glaciaire.
Neuf hommes, oui. Neuf hommes qui survivaient, attendaient et chaque jour glissaient un peu plus vers le désespoir.
Naufragés du ciel, ils avaient connu un privilège unique : à bord du dirigeable Italia, construit et piloté par le général Umberto Nobile, ils avaient survolé le pôle Nord.
Au retour, l'Italia s'était écrasé là, dans les glaces. La catastrophe de l'Italia représente en soi une tragédie. Ce qui va suivre sera pire. Des hommes vont périr.
Le chef de l'expédition Nobile sera sauvé. Le moment viendra où il regrettera de n'être pas mort sur la banquise. Ce que l'on va jeter en pâture à des millions d'hommes et de femmes, ce sera son honneur.
Le monde comme tribunal : voilà ce qui attendra Umberto Nobile.
Paradoxalement, comme dit Mamie, le naufrage de l'Italia sera presque oublié. Ce qui surgira au premier plan de l'actualité sera l'affaire Nobile. Pour son malheur.
Bref rappel des faits :
Nobile ne s'est jamais découragé.
Ces sortes d'hommes ne renoncent jamais.
Il est allé là-bas mais il veut y retourner.
Alors qu'il était en pleine gloire après son premier voyage, il met au point un nouveau dirigeable qu'il baptise l'Italia. Il sélectionne son équipage. Il s'adresse à quatre de ses mécaniciens qui l'avaient accompagné sur le Norge. Pour chef mécanicien, il s'adresse à une force de la nature, un athlète au langage dru et à l'humeur impétueuse : Natale Cecioni
Comme navigateurs, il fait confiance à Adalberto Mariano - trente ans, grand et large d'épaule - et Filipo Zappi, un peu plus jeune, plus mince, plus fin.
Question primordiale : la radio. Nobile emportera les meilleurs postes émetteurs et récepteurs du moment.
Comme spécialistes, il engage deux techniciens éprouvés : Guiseppe Biagi et Ettore Pedretti, le premier aussi brun que le second est blond.
Tout cela aboutit à une équipe de dix-huit hommes. La moyenne d'âge : trente-trois ans. Avec ses quarante-trois ans, Nobile reste de loin le plus âgé.
Pardon. Il y a aussi una passagère à bord : Titina, la petite chienne du général, un animal sans le moindre pedigree, frétillant bâtard noir et blanc. Titina, à travers d'extraordinaires aventures, se révélera aussi gaie, aussi vive qu'intelligente. Précieuse en un mot.
L'Italia va pouvoir quitter Milan, son port d'attache. Direction : le pôle.
Au matin du 25 mai, l'opération est un succès. Il y a trente heures que l'on a quitté le pôle. Depuis longtemps, on devrait apercevoir les côtes du Spitzerg. Or on ne voit rien. Rien. D'un coup, l'Italia perd le contrôle avec le brouillard et la glace.
Voilà. C'est fini. Adieu, la vie. Un fracas formidable. Et la nuit.
Nobile reverra cent fois dans sa tête cette tragédie qui cependant, pour lui - il ne le saura que trop tôt, ne faisait que commencer.
Au moment de l'accident, l'ingénieur Ettore Arduino a tout jeté par dessus bord, pèle-mêle, tout ce qui se trouvait à sa portée : provisions, équipement, bidons d'essence. Sans Arduino et sans le matériel dû à son incroyable présence d'esprit, jamais les naufragés de la banquise n'auraient survécu.
Le dirigeable, emportant six hommes vers l'inconnu, s'est perdu dans le brouillard.
Combien d'hommes sur le pack ?
On découvrira sur un bloc de glace le cadavre recroquevillé du second-maître mécanicien Pomella. Dix membres de l'équipage ont donc été projeté dans le vide. Il en reste neuf.
Sans compter la petite chienne Titina qui, ravie de retrouver ce qu'elle prend pour le plancher des vaches, court dans tous les sens et aboyant joyeusement avant de venir lécher avec bonheur le visage de son maître.
Neuf hommes que Nobile croit promis à la mort. Il se sent lui-même si faible qu'il fait ses adieux à ses camarades. A ce moment précis, un hurlement de joie :
- La radio de campagne est intacte !
L'espoir renaît.
D'autant plus que parmi les débris épars sur la glace, on trouve la tente que l'on dresse. Déjà, l'émetteur cliquette sous le doigt expert de Biagi :
"S.O.S. Italia... S.O.S Italia..."
Nul doute, on va les entendre. Pourtant, aucune réponse.
Rien à se mettre sous la dent.
Biagi ira jusqu'à démonter entièrement son poste. Et à le remonter.
En vain.
Le comble est que lui reçoit parfaitement des stations fort éloignées. C'est à devenir fou !
Peu à peu, dans la tente et autour de la tente, la vie s'est tant bien que mal organisée. On a retrouvé sur le pack des boules de verre contenant ce liquide rouge à l'aide duquel on contrôlait l'altitude du dirigeable. On s'en est servi pour teinter et zébrer de rouge les parois de la tente. Ainsi est-elle devenue la tente rouge.
Toute leur vie, Nobile et ceux de ses compagnons qui survivront se souviendront de ce jour polaire, de ces nuits qui ne l'étaient que parce qu'on en décidait ainsi.
Le matin venu, les plus valides tentent de pêcher dans les crevasses qui s'ouvrent alentour. Ils ne prendront rien. Jamais.
En revanche, grâce à un revolver - un colt - Malmgren tue un ours ! Voilà deux cents kilos de viande qui viennent à point. Le délai s'allonge d'une possible survie. Si au moins on les entendait... Biagi émet toujours. Personne ne lui répond.
Le problème est que Romagna le commandant du bateau Citta di Milano a décidé qu'il n'y avait plus d'espoir. Donc, à quoi bon ? De plus, les journalistes accourus à la Baie du Roi se servent de l'émetteur de bord pour transmettre leurs articles. Ils n'ont rien à dire ?
Tous les rédacteurs en chef du monde savent que c'est lorsqu'un journaliste ne sait rien qu'il rédige ses plus longs articles.
Sur le pack, autour de la tente rouge, les jours passent. Et l'espoir s'amenuise. Et il meurt.
Malgré les objurgations de Nobile - "Je vous en supplie, restons groupés !" - trois des survivants de l'Italia vont décider de se mettre en marche vers le sud : le Suédois Malmgren, les officiers de marine Zappi et Mariano. Ils savent qu'ils n'ont que très peu de chances de gagner une terre quelconque. Tant pis. Tout vaut mieux que cette mortelle attente. Chargés de tous les vivres qu'ils peuvent emporter, ils partent
Les messages de Biagi s'envolent toujours sur les ondes. Il a décidé d'émettre tant que ses batteries donneraient signe de vie. Mais toujours rien. Un jour, rayonnant, il a couru vers la tente :
- Victoire !
Tous ont bondi :
- On nous a entendus ?
- Non. L'Italie a battu l'Espagne par 7 à 1.
Nul n'a songé à sourire. Les têtes se sont baissées.
Le 8 juin enfin, la Citta di Milano capte le message de la tente rouge. Et répond. Immense soulagement de Nobile et de ses compagnons. Ils se réjouissent trop vite. Romagna est plein de suspicion : et si c'était un mauvais plaisant ? Il exige que Biagi fasse connaître son numéro matricule. Qu'il fera soigneusement vérifier. Le numéro est le bon. Romagna daigne communiquer avec les survivants de l'Italia.
Déjà des avions ont multiplié des vols de reconnaissance. Sans résultat. C'est que dans l'éblouissement de la banquise, découvrir un minuscule point que figure la tente rouge représente un exploit presque impossible.
Plusieurs fois, les survivants les verront passer ces avions. Sans pouvoir attirer leur attention. Enfin, l'un d'eux les survolera, les apercevra, leur larguera des vivres. D'autres les imiteront.
Les hommes de l'Italia ne sont plus seuls au monde.
Amundsen part avec son hydravion à leur rescousse accompagné des Français Guilbaud, Cuverville, Valette et Brazy à bord du Latham. A 20 heures, l'Institut géophysique prend contact avec eux. Aucun signal. L'Institut insiste, s'inquiète, appelle sans relâche.
Pour toute réponse, le silence. Nul ne reverra vivants les aviateurs français. Nul ne reverra le grand Amundsen, l'Aigle blanc de Norvège.
Les Russes entrent dans la danse et lancent leurs brise-glace, le Krassime. A son bord, il porte un avion. Le professeur Samoïlovitch, chef de l'expédition, d'annonce optimiste. Non seulement il entend porter secours à Nobile et aux siens mais, si faire se peut, retrouver Amundsen.
Porter secours à Nobile ? Trop tard. Toutes les radios du monde l'annoncent : Nobile vient d'être sauvé. Sauvé seul. Que s'est-il passé ?
Depuis que des avions survolent la tente rouge, la perspective de l'atterrissage de l'un d'entre eux s'est affirmée de jour en jour. Nobile a donc fait aménager sur la glace une piste balisée, une zone praticable pour des avions munis de skis.
Il a même expédié un message comme qui stipulait que l'atterrissage était jouable.
Est-ce ce message qui a décidé le lieutenant suédois Lundborg ? Ou plutôt le goût du risque ?
Qu'importe, quand il repère la "piste" - combien exiguë - signalée par Nobile (il dira plus tard qu'"une cour d'usine lui aurait semblé préférable") il tente l'atterrissage, les skis écrasent la glace, l'appareil rebondit avant de stopper à l'extrême limite. Il est 23 heures.
Hirsutes et épuisés, Viglieri et Biagi courent au-devant de lui.
Lundborg coupe court aux effusions et les interroge : - Le général peut-il marcher ?
De la tête ébahis, les deux Italiens font non. Il annonce qu'il ira donc chercher le général. Viglieri et Biaggi esquissent une protestation. Nobile a soigneusement établi l'ordre des évacuations. Il a accordé une priorité aux blessés puis aux autres. Après quoi - seulement - viendra le tour de Nobile. "Telle est son irrévocable décision." Mais Lundborg ne veut rien entendre. Il secoue la tête :
- Non, mon général. J'ai des ordres.
Des ordres ? Quels ordres ? Est-ce Romagna qui les a donnés ? Il l'a formellement nié. Les supérieurs suédois de Lundborg ? A quel titre l'auraient-ils fait ?
Tout le drame - et le malheur de Nobile sont nés de là.
Pourtant, il s'acharne à protester, à refuser, à imposer son plan d'évacuation. A tel point que le suédois, agacé et désinvolte, lui signale que l'on est pas en train de "répéter un grand opéra". C'est Biagi qui va couper court. Décidément, il vaut mieux que le général parte. Nobile hésite toujours. Il consulte tour à tour les autres survivants qui se montrent du même avis :
- Partez mon général.
Ce Ceccioni lui-même, de sa grosse voix bourrue, l'invite à partir :
- Vous ferez secourir nos familles !
C'est dit. Viglieri et Biagi le saisissent chacun sous un bras et le portent jusqu'à l'appareil... où l'a précédé Titina qui perce l'air de ses aboiements triomphants. Aux autres, Lundborg répète qu'il reviendra d'heure en heure et qu'au matin leur évacuation sera achevée.
Le moteur qui vrombit. Les skis qui glissent sur la glace. Un envol impeccable. Nobile a choisi son destin.
Quand il arrive à bord du Citta, Romagna ne va pas le louper.
Plus tard, quand il s'est vu dans la glace de la cabine, il a reculé, épouvanté : son visage amaigri, émacié, est devenu noir, incrusté de crasse et de graisse. Sa barbe hirsute, est plus grise que noire. Ses vêtements répandent une odeur fétide. Mais tout cela n'est rien à côté de cette évidence : il est sauvé, lui, le chef, et ses compagnons ne le sont pas. Et plus personne ne peut se poser là-bas. Un seul espoir le brise-glace soviétique. Où se trouve donc le Krassine ?
Le navire soviétique a poursuivi sa marche vers le nord. Quand soudain, un cri poussé par un marin :
- Un homme en vue !
Tout l'équipage se rue au bastingage. C'est vrai ! On distingue au loin sur le pack un homme debout qui gesticule. On s'approche. A côté de l'homme debout, un autre est couché. Le Krassine stoppe ses machines. Des officiers sautent sur la glace, s'adressent à l'homme, lui demandent s'il est Malmgren. L'autre se présente :
- Mon nom est Zappi. Il montre l'homme inanimé :
- Voilà Mariano.
Et Malmgren ? Son visage se fige :
- Il est mort.
On les porte à bord. L'état de Mariano est grave. On le sauvera, mais on devra l'amputer d'un pied. Zappi racontera que Malmgrem, hors d'état de continuer à marcher - il avait les deux pieds gelés - a supplié qu'on l'abandonnât.
C'est la loi dans le Grand Nord : un homme incapable de poursuivre sa course ne doit pas gêner les autres.
Désespérés, Zappi et Mariano avaient obtempéré. Malmgren était donc mort au milieu des glaces.
Les vivres avaient manqué. progressivement, ils s'étaient affaiblis. Mariano avait glissé dans l'inconscience.
Lui, Zappi, quand on l'avait découvert, n'avait pris aucune nourriture depuis treize jours.
Cette affirmation, il faut bien le dire, va rencontrer beaucoup de scepticisme.
Les médecins de bord affirmeront que Zappi avait jeûner que 5 ou six jours au plus. D'autres remarqueront qu'ils portait des vêtements de Malmgren. Pourquoi Zappi a-t-il menti ?
Est-ce parce qu'il avait mangé Malgren ? Sur le Krassine beaucoup s'en sont montré persuadés. D'autres aussi à travers le monde.
Le Krassine s'avance de nouveau. Le 14 juillet, à 20 h 15, l'équipage aperçoit enfin les naufragés du ciel qui accourent vers eux avec de grands cris.
De l'épave de l'Italia et des six hommes qui s'étaient envolés avec elle, on ne saura jamais rien. Jamais. Du Latham d'Amundsen on ne retrouvera qu'un flotteur.
Le général Umberto Nobile a regagné l'Italie. On ne lui pardonnera jamais.Le gouvernement lui reproche d'avoir failli à la règle qui veut, que, sur un navire qui sombre, le capitaine reste le dernier à bord.
Nobile, avec véhémence, avec fièvre, puis avec colère, explique, se défend. Ses camarades confirment ses dires : il voulait réellement partir le dernier. Il a cru obéir à des ordres.
Plus tard, il a pu coordonner les recherches. Ce que nul autre que lui n'aurait pu faire. Le gouvernement italien maintient sa position. Il sera alors victime d'un complot fasciste contre le démocrate qu'il était. Il survivra mais il suffira d'un article, d'une accusation où on critique de nouveau son choix pour que la vieille blessure se rouvre. On ne le laissera donc jamais en paix ?
Ma Mamie m'a dit que c'est un géant à jamais meurtri qui disparaît en 1978, à quatre-vingt quatorze ans. Il a vu l'un après l'autre, ses compagnons de la tente rouge glisser dans la mort. Il reste seul. Lui que l'on a si souvent accusé d'être parti le premier, il demeurera, pour l'ultime expédition, le dernier.
Collection "Mamie explore le temps"
Lee Harvey Oswald - Stavisky - Sarajevo ou la fatalité - Jeanne d'Arc - Seul pour tuer Hitler - Leclerc - Sacco et Vanzetti - La nuit des longs couteaux - Jaurès - Landru - Adolf Eichmann - Nobile - Mr et Mme Blériot - Les Rosenberg - Mamie embarque sur le Potemkine - L'horreur à Courrières - Lindbergh - Mamie au pays des Soviets - Jean Moulin face à son destin - Mamie est dos au mur - L'assassinat du chancelier Dolfuss - L'honneur de Mme Caillaux - Mamie au pays des pieds noirs - La Gestapo française - Auschwitz - Le discours d'un Général - Mamie à Cuba - Le discours d'un Maréchal - Mamie et les poilus - Guernica - Mamie lit le journal Paris-Soir