"Chroniques villageoises.
Nous n'étions en vacances qu'après la cérémonie du 14 juillet.
En hiver, notre mission était d'allumer le poêle. "Ceux de service" amenaient eux-mêmes un fagot de sarments et un seau de charbon. En baillant, les deux "victimes" bourraient le poêle de vieux journaux, peu importait l'opinion politique du papier, on trouvait aussi bien des feuilles de l'hebdomadaire Gringoire, du quotidien Le petit Méridional, ou du Chasseur Français, le mensuel de la Manufacture d'Armes et de Cycles de Saint-Etienne, que les pages du Petit Echo de la Mode.
L'institutrice entrait, vérifiait d'un coup d'oeil que tout était en place, poêle allumé, tableau effacé, encrier rempli d'encre violette, aucun papier par terre.
Au signal de la maîtresse, on entonnait l'inévitable Maréchal nous voilà !
Cet "hymne" à la gloire du maréchal Pétain était obligatoirement vociféré par tous les petits élèves du pays à peine entrée en classe. Après cette joyeuse mise en train, commençait la distribution des biscuits caséinés.
Ces biscuits provenaient de la biscuiterie LU. Les écoliers les grignotèrent jusqu'à 1945. LU luttait ainsi contre l'occupation refusant de travailler pour les Allemands. Leur production fut également envoyée dans les camps de prisonniers.
- Marcel, distribue les cahiers de composition ! J'veux entendre voler une mouche.
On parlait de restrictions. I y avait le sucre du raisin, c'était nourrissant. Et puis une salade du jardin, quelques haricots secs, qui restaient, un os de jambon pour leur donner du goût. Quant à après-demain... On verrait aussi. On trouverait bien une aubergine ou deux, pareil pour les tomates.
La vie était rude, mais on avait l'habitude. Personne ne pouvait vous aider et surtout pas le gouvernement de l'Etat Français. A chacun de se débrouiller. Demain les enfants iraient à l'école, comme d'habitude, chanteraint, à peine arrivé, Maréchal nous voilà ! Et passeraient ensuite à la dictée et à la grammaire. Le soir, avant de se coucher, il leur faudrait dire une prière pour le Papa prisonnier, qu'ils ne connaissaient pas. C'était la vie. Celle de tous les jours.
1949.
- Tu vas aller chercher un pain, il te faut prendre les tickets, sinon la boulangère ne te donnera rien.
Cette demi-miche, que j'allais ramener triomphalement était farcie de brins de paille jaune qui se fichaient entre les dents. Il arrivait souvent qu'une fois planté devant la porte de la boulangerie, nous trouvions une affiche : "Plus de pain."
Maman fouillait dans la réserve pour trouver une ou deux pommes de terre que le Papéavait réussi à faire pousser dans le jardin, et nous mangions une patate bouillie en guise de pain.
Les Allemands n'étaient plus là, mais oui, nous étions encore en guerre !
Nous avions besoin de distraction. Heureusement, il y avait le cinéma. Les films à la gloire des combattants alliés passaient et repassaient sur les écrans. RAF, US AIR FORCE, Skyblazers et bien d'autres films, programmés le samedi soir, jusque dans notre petit village. Ensuite, ce furent de grands films, La bataille du Rail, Jeux interdits, Nuit et brouillard, puis d'autres encore Un condamné à mort s'est échappé, L'armée des ombres, Au revoir les enfants, Le dernier métro. La guerre était en nous et pour longtemps.
Mes parents m'avaient acheté à Montpellier un opuscule en couleur qui célébrait les exploits des chefs de cette grande guerre, Montgomery, Leclerc, De Gaulle, Eisenhower, Churchill... A chaque page, le drapeau français et la Croix de Lorraine.
Ensuite on a vu Le chagrin et la pitié, Paris brûle-t-il, Uranus, tant et tant d'oeuvres qui nous rappelaient les représentations du Viné-Palace un soir de l'an 1947.
Encore de nos jours, le cinéma et la télévision nous propose des films qui font revivre cette époque, et en nous renaissent les images d'une enfance habitée de fantômes qui jamais ne nous quitteront...
Le dernier jour d'école c'est demain. 14 juillet 1947.
Une bombe. Le garde-champêtre venait d"annoncer ainsi par la première bombe de la journée
main, la Fête Nationale.
Un dernier mot : "Attendez, un instant !Je vous souhaite à tous de bonnes vacances, et revenez bien reposés le 1er octobre. Profitez bien dit l'institutrice mais les enfants étaient déjà partis !
Une fois dehors, ils chantèrent "Vive les vacances, point de pénitences, les cahiers au feu et les maîtres au milieu !"
Claude retourna vers le centre du village, les cafetiers avaient installés leurs terrasses. Il savait qu'il trouverait là son père, sa mère, leurs amis attablés devant un apéritif. C'était traditionnel, chaque année, il en était ainsi : on buvait l'apéro du 14 juillet, dehors, l'ombre des platanes centenaires de l'Esplanade. Ils attaquaient le Bhyrr, le Dubonnet, le Saint-Raphaël, le Picon mais surtout dans le Midi le Pastis, le "jaune" que fabriquait en cachette le cafetier en utilisant de petites fioles d'anéthol. Sur demande, le patron vous servait aussi une Suze, accompagnée d'un siphon d'eau de Seltz.
- Papa, des sous, s'il te plait, je vais acheter des pétards !
Le soir, tout le village se retrouverait aux terrasses des cafés dans l'attente des feux d'artifice...
Le Loto, c'était quelque chose. Des hauts-parleurs sonorisaient toutes les pièces. La plupart des numéros appelaient un commentaire humoristique : 22, les flics. Quatorze, l'homme fort. Treize, ma grand-mère. Il est tout seul : Un. Quatre, le fauteuil. Sept, port de mer. 88, les deux poulettes. Le vieux grand-père : 90 ! Les chandelles : 36. La queue en bas : neuf. La queue en l'air : six ! ...
"Une guêpe !
- Attention qu'elle ne vous pique pas, ça fait très mal !
Branle-bas de combat ! Chacun s'emparait alors qui d'un torchon, qui d'un journal, ou, dernier recours, de la petite pompe à réservoir de liquide insecticide, le Fly-Tox, et l'insecte était poursuivi jusqu'à ce que mort s'ensuive.
La vendange, l'automne, l'école, le premier octobre... Bientôt Noël...
La toilette ? Nous faisions appel au savon Cadum dont la publicité s'étalait sur les murs du village, tout autant que dans les pages des journaux et des revues. Pour être bien peigné, nous enduisons nos cheveux de brillantine où nous avions le choix entre la brillantine Forvil et la brillantine Roja ("la brillantine qui ne graisse pas" selon la réclame) avant que les marques Vitapointe ou Pento ne remplacent la "domina" de nos pères.
Pour bien se nourrir, au petit déjeuner, il y avait le fameux Caobel. Puis ce fut Banania ("Banania, disaient les pavés publicitaires, la suralimentation intensive"). Cette réclame parut pour la première fois dans la revue Excelcior.
Depuis 1941, des "bonbons vitaminés" étaient distribués dans les écoles, avant d'être remplacés par des biscuits casernés à base d'albumine de lait. Ces biscuits prenaient de la biscuiterie LU.
- Il faut te purger aujourd'hui, c'est jeudi. C'est pour ton bien. Le docteur le recommande "Il faut se purger une fis par mois". Tiens, avale ça et sans faire de grimace ! Allons, pas de comédie !
Elle me tendait un demi-bol fumant empli d'un liquide nauséabond, du lait, du café, et de l'huile de ricin ! D'avance j'avais envie de vomir et ensuite j'étais prêt à faire dans le lit avant de m'installer, muni de mon journal Coeur Vaillant, "sur le trône". Passons les détails.
Complément incontournable de cette maudite médication, la fameuse Huile de foie de Morue ! Une cuillerée à midi, une cuillerée le soir.
- Tu croqueras un bonbon ou un carré de chocolat. Vite avale !
Le dimanche au bureau tabac, nous nous offrions le fameux Coco Boër. Un vrai régal.
Je me souviens aussi des pistolets de la marque Solido pour jouer aux cow-boys, d'un cycle de marque Alcyon, un autre de marque Terrot, Motobécane et le vieux Vélosolex et des "choses de la vie quotidienne" : je pense au Néocide Mural, le Fly-Tox.
Ma mère, le matin, rentrant de commissions, annonçait : "Je vais passer l'Océdar...
Autre produit indispensable à cette époque-là le Bleu d'azur. C'était une sorte de boule-chaud qui apportait une blancheur irréprochable au "linge blanc".
Le défilé de tous ces noms d'objet de notre prime jeunesse. réveille une certaine nostalgie et fait revivre un passé que nous sentons très proche. Le temps qui passe reste très présent dans les mémoires des gens âgées que nous sommes devenus. L'évocation du bleu azur ou de l'Océdar restitue à notre mémoire des moments, de instants, tout en ressuscitant surtout la présence et l'activité de ceux que nous avons aimés qui demeurent à jamais dans nos coeurs.
La suite prochainement.