"Gare au gorille.
C'est à deux copains sétois, Roger Théron et Victor Laville, que Brassens doit de rencontrer cette détonnante Patachou. Il se verrait bien romancier ou poète plutôt qu'artiste de scène.
Après de nombreuses tentatives dans plusieurs cabarets, il avait perdu espoir. Patachou, elle, en a pour deux ! Elle l'invite dans son cabaret dès le lendemain soir : "Vous resterez ici le temps qu'il faudra ! Les gens finiront bien par vous écouter..."
Brassens essaie encore de se défiler à cet exercice de scène qui le terrifie ; il préfèrerait qu'elle interprète ses créations au lieu de le pousser sur scène, invitation qu'elle décline, prétextant qu'elle aurait bonne mine en chantant Le gorille et La mauvaise réputation... Patachou lui empruntera toutefois J'ai rendez-vous avec vous, Le bricoleur ou Brave Margot.
Elle présente son protégé à Jacques Canetti - encore lui - afin qu'il lui ouvre les portes de Philips. L'homme se montre enthousiaste, beaucoup moins sa direction que le récit d'un gorille à l'assaut d'une vieille décrépite et d'un jeune juge en bois brut épouvante.
Qu'à cela ne tienne, puisqu'il n'est pas question que Philips abrite un tel artiste, il est décidé que Brassens sera signé par l'autre label de la maison, Polydor.
Mamie n'y va pas par quatre chemins quand elle affirme que dans le paysage de la chanson, M. Brassens fait figure d'ovni : une vedette solitaire que la gloire ni l'argent ne flatteront jamais, un artisan des mots que la scène ne cessera de rebuter.
A Sète, que l'on écrivait alors Cette, il a grandi entre deux feux, celui d'Elvira, Napolitaine et fort croyante et celui de son père, Jean-Louis, paisible, libre-penseur et réfractaire aux choses de Dieu.
A la maison, il y a des roucoulades de Tino, le swing de Ray Ventura et les mots fous de Trenet. Georges a le goût de la chanson mais plus encore celui de la pitrerie, au fond de la classe tout près du poêle.
Seulement voilà, le passage d'un professeur dans une vie de cancre a parfois des effets inespérés...
C'est le cas avec Alphonse Bonnafé, professeur de français, à qui Georges fait lire ses premiers petits poèmes. En retour, le maître lui enseigne l'art de la rime et des pieds bien balancés qui valent mieux que les coups de pieds aux fesses des autres enseignants. Il sera poète quand il sera grand.
Mais il fait aussi le malin.
Dix sept ans, le temps des copains, des larcins pour un peu d'argent de poche.
Georges dérobe des bijoux à Simone, sa demi-soeur. Ses copains aussi détroussent leurs proches. L'affaire fait grand bruit.
Ils sont les mauvais garçons, les brigands du lycée. Renvoyé de l'établissement, montré du doigt dans le village, le fils Brassens expérimente la "mauvais réputation".
C'est cet humiliant souvenir de 39 qui donne naissance à la chanson en 52. Mais pour l'heure, mieux vaut fuir Sète. Ce sera Paris, et le silence froid des bibliothèques, après un détour par les usines Renault finalement bombardées en ces temps de guerre.
Il épluchera alors les mots des poètes jusqu'à en comprendre chaque pulsation.
Il écrit alors ses premiers recueils de poèmes. Jeanne Planche, une voisine de sa tante Antoinette chez qui il demeure, met la main à son maigre porte-monnaie afin qu'il s'édite.
Le service du travail obligatoire le conduit en Allemagne sans qu'il pose un seul jour sa plume. Il écrit sans répit puis s'enfuit chez Jeanne et Marcel Planche, au 9 de l'impasse Florimont dans le 14ème arrondissement où il trouve refuge en attendant la fin de la guerre.
Une vie de peu de chose, sans gaz, sans électricité, sans eau. Georges n'a pas de besoins. Il restera là vingt-deux ans entre les chats que l'on recueille en nombre, avec Jeanne et son hospitalité, son peu de manières et son plein de tendresse, Jeanne sans le sou qu'il habille d'une chanson...
Son auberge est ouverte aux gens sans feu ni lieu
Et, comme par miracle, par enchantement on fait partie de la famille.
A Marcel, il écrit :
Toi l'Auvergnat qui sans façon
m'as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid.
"La chanson, c'est une lettre à l'ami..." écrit-il à Mamie. Tout est dit.
La guerre est à peine achevée depuis deux ans qu'il a déjà publié un roman et écrit : Le parapluie, J'ai rendez-vous avec vous, Le gorille et mis en musique Il n'y a pas d'amour heureux, un poème d'Aragon.
Il a acquis sa première guitare, rencontré sa femme, celle de toute une vie, l'Estonienne Joha Heiman.
Une femme "derrières qui tu condamneras ta porte en marquant dessus : fermé jusqu'à la fin des jours, pour cause d'amour", ainsi qu'il l'écrit dans Embrasse-les tous.
Et puis lentement, sûrement, le succès est venu. Il va arpenter la France. Ses disques s'arrachent. Crime terrible en 1956, il ose placer le mot "con" dans la chanson Marinette, ce qui lui vaut d'être privé d'ondes.
La suite ? La marche nuptiale, Le pornographe, les amoureux des bancs publics, Les copains d'abord née du souvenir d'une escapade en rafiot à Sète avec un capitaine qui avait usé du pastaga... Un titre que lui a commandé Yves Robert pour son film Les copains d'abord.
Il a disparu en octobre 1981 à soixante ans et une semaine.
Rideau.