"Les années.
Sur une photo en noir et blanc, deux filles dans une alllée. En fond des arbustes et un haut mur de brique, au dessus le ciel avec des grands nuages blancs. Au dos de la photo : juillet 1955.
La mode "ce qui se fait" est alors dans les magasins des grandes villes la grande jupe écossaise à mi-mollet, pull noir et gros médaillon, queue-de-cheval avec frange à la façon d'Audrey Hepburn dans Vacances Romaines.
Aux yeux de tous ceux qui sont nés après, elle est simplement ancienne. Pourtant, cette lumière qui éclaire la visage de cette fille et son pull entre les seins qui pointent a été sensation de chaleur d'un soleil de juin d'une année qui ne peut se confondre avec aucune autre, 1955.
Elle, elle n'est jamais encore allée à Paris, elle n'a pas de tourne-disques. En faisant ses devoirs, elle écoute les chansons du poste dont elle décrit les paroles dans un carnet et qu'elle porte dans la tête des journées entières en marchant, en suivant les cours, toi qui disais que tu l'aimais qu'à-tu fait de ton amour pour qu'il pleure sous la pluie.
Elle ne parle pas aux garçons, elle y pense tout le temps. Elle voudrait avoir le droit de mettre du rouge à lèvres, porter des bas et des talons hauts - les socquettes lui font honte - afin de montrer qu'elle appartient à la catégories des jeunes filles et qu'elle peut être suivie dans la rue.
Elle doit rentrer le soir à l'heure ("quand je dis telle heure, c'est telle heure, pas une minute de plus").
Elle compense l'interdiction générale sortir par la lecture des feuilletons dans les journaux, Les gens de Mogador, Afin que nul ne meure, Ma cousine Rachel, La Citadelle.
Constamment elle s'irréalise dans des histoires et des rencontres imaginaires qui finissent en orgasmes le soir sous les draps. Elle se rêve en putain et elle admire aussi la blonde de la photo, d'autres filles de la classe au-dessus, qui la renvoient à son corps empoissé. Elle voudrait être elles.
Au cinéma, elle a vu La Strada, Le défroqué, Les Orgueilleux, La Mousson, La Belle de Cadix mais pas les films qui lui sont interdits : Les enfants de l'amour, Le blé en herbe, Les compagnes de la nuit...
Monter en ville, rêver, se faire jouir et attendre, résumé possible d'une adolescence en province.
Quelles traces des évènements et faits divers qui font dire plus tard "je me souviens" quand une phrase entendue par hasard les évoque ?
La grande grève des trains de l'été 53
La chute de Dien Biên Phu
La mort de Staline annoncée à la radio un matin froid de février, justa avant de partir pour l'école
Les élèves des petites classes en rang vers la cantine pour boire le verre de lait de Mendès France
La couverture faite de morceaux tricotés par les élèves et envoyée à l'abbé Pierre, dont la barbe est prétexte à des histoires cochonnes
La vaccination monstre, de toute la ville, à la mairie, contre la variole, parce que plusieurs personnes en sont mortes à Vannes
Les innondations en Hollande
Les évènements d'Algérie
Les grandes vacances seront une longue étendue d'ennui, d'activités minuscules pour remplir les journées :
Ecouter l'arrivée de l'étape du Tour de France, coller la photo du vainqueur dans un cahier spécial
Relever les numéros de département sur les plaques minéralogiques des voitures croisées dans la rue
Lire dans le journal régional les résumés des films qu'elle ne verra pas, des livres qu'elle ne lira pas
Broder un porte-serviette
Extraire des points noirs et se passer de l'Eau Précieuse ou des rondelles de citron
Monter en ville acheter du shampoing et Petit Classique Larousse, en passant les yeux baissés devant le café où les garçons jouent au flipper
Quand elle entend les petites filles des classes enfantine chanter dans la cour de récréation Cueillons la rose sans la laisser flêtrir, il lui semble qu'elle a été enfant il y a très longtemps.
Aux repas de famille, on se pénétrait de la douceur de la table festive où la dureté h bituelle du jugement social s'atténue, et les fâchés à mort de l'année dernière réconciliés se passent le bol de mayonnaise. On s'ennuyait un peu mais pas au point de préférer être au lendemain en cours de math.
Après les commentaires sur les plats en train d'être dégustés, qui appelaient les souvenirs des mêmes mangés en d'autres circonstances, les conseils sur la meilleure façon de les préparer, les convives discutaient du Spoutnik et de qui, des Américains ou des Russes, irait les premiers sur la lune, des cités d'urgence de l'abbé Pierre, de la vie chère.
La guerre finissait par revenir sur le tapis.
Ils rappelaient l'Exode, les bombardements, les restrictions de l'après-guerre, les zazous, les pantalons de golf.
C'était le roman de notre petite enfance, qu'on écoutait dans une nostalgie indéfinnissable, la même qu'on ressentait en récitant avec ferveur Souviens-toi, Barbara, recopié dans un cahier personnel de poèmes.
Il n'était déjà plus question de l'Indochine, si lointaine, si exotique - "deux sacs de riz suspendus de part et d'autre d'une tige de bambou", selon le manuel de géographie - et perdue sans excès de regret à Diên Biên Phu.
Ils n'avaient pas non plus envie de s'assombrir l'atmosphère avec les troubles en Algérie. mais ils étaient tous d'accord, l'Algérie avec ses trois départements était la France et il fallait bien que la rebellion soit matée, nettoyés les "nids de fellaguas".
A la dérision dont les Arabes et leurs mots étaient rituellement l'objet, habana la moukère mets ton nez dans la cafetière tu verras si c'est chaud.
Normal donc que les soldats du contingent soient envoyés pour rétablir l'ordre, même si de l'avis général c'était malheureux pour les parents de perdre un garçon de vingt ans, qui devait se marier, dont la photo figurait dans le journal régional sous la mention "tombé dans une embuscade".
C'était des tragédies individuelles, des morts au coup par coup. Il n'y avait ni ennemi, ni combattant, ni bataille. On n'avait pas un sentiment de guerre.
La prochaine viendrait de l'Est, avec les chars russes comme à Budapest pour détruire le monde libre et il était inutile de partir sur les routes comme en 40, la bombe atomique ne laisserait aucune chance. Déjà, on avait eu chaud avec le canal de Suez.
Personne ne parlait des camps de concentration.
C'était devenu un malheur privé.
Au dessert, les chansons patriotiques d'après la libération avaient disparus. Les parents entonnaient Parlez-moi d'amour, de vieux jeunes gens Mexico et les enfants Ma grand-mère était cow-boy.
Nous on aurait eu trop honte de chanter comme avant Etoile des neiges.
Priés d'en pousser une, on prétendait ne connaître aucune chanson en entier, certains que Brassens et Brel détonneraient dans la béatitude des fins de repas.
On ne aprlait pas de nos goûts musicaux qu'ils ne pouvaient comprendre et ils ignoraient l'existence des Platters et de Bill Haley.
Puis le lendemain de ce jour de fête, c'était le retour de la sonnerie régulière des heures de cours, le retour des compositions trimestrielles, les explications interminables de Cinna et d'Iphigénie, la traduction du Pro Milone. On notait des phrases d'écrivain sur la vie, exister c'est se boire sans soif.
On collait sur les feuilles d'un classeur les photos de Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme, gravait dans le bois du pupitre les initiales de James Dean.
On recopiait des poèmes de Prévert, les chansons de Brassens, Je suis un voyou et La première fille, interdites à la radio.
On lisait en cachette Bonjour tristesse et les Trois essais sur la théorie de la sexualité. Le champ des désirs et des interdictions devenait immense. Les adultes nous reprochaient de ne rien respecter.
Une phrase à table : "Si tu avais eu faim pendant la guerre tu serais moins difficile".
Le désir immédiat de posséder un électrophone et quelques microsillons, des objets dont on pouvait jouir sans fin, jusqu'à l'écoeurement. La lycéenne aisée portait des duffle-coats, appelait ses parents "mes vieux" et disait ciao pour au revoir.
On était avide de jazz et de nego spirituals, de rock'n roll. Tout ce qui se chantait en anglais était nimbé d'une mystérieuse beauté.
Dans le secretd e la chambre, on se faisait une orgie du même disque, c'était comme une drogue qui emportait la tête, éclatait le corps, ouvrait devant soi un autre monde de violence et d'amour - se confondant avec la surboom où il tardait tant d'avoir le droit d'aller.
Elvis Presley, Bill Haley, Armstrong, les Platters incarnaient la modernité, l'avenir, et c'était pour nous les jeunes, et nous seuls qu'ils chantaient, laissant derrière les vieux goûts des parents et l'ignorance des péquenots, Le Pays du sourire, André Claveau et Line Renaud.
On se sentait appartenir à un cercle d'initiés. Cependant Les amants d'un jour donnaient la chair de poule.
A force de tourner et de se croiser en bandes séparées, le dimanche après la messe ou le cinéma, d'échanger des regards, filles et garçons s'abordaient.
Eux imitaient leurs profs, faisaient des jeux de mots et des contrepèteries, se traitaient de "puceau", se coupaient la parole, "raconte pas ta vie, elle est pleine de trous", "tu connais le refrain du presse-purée ? Ecrase et continue", "T'as le gaz chez toi, va te faire cuire un oeuf". Ils s'amusaient à aprler bas pour que l'on ne comprenne pas et s'écriaient "la masturnation rend sourd". Devant une gencive enflée, ils en rajoutaient une couche "on a vu assez d'horreur pendant la guerre'.
Ils se débondaient en histoires sales, entonnaient le de morpionibus. Les filles souriaient avec réserve.
C'est grâce à eux qu'elles enrichissaient leur stock de mots et d'expressions qui les ferait paraître évolués aux yeux des autres filles quand elles diraient aller au pieu, un falzar, etc. Mais on avait toutes la trouille avant de se rendre au premier rencard.
La suite prochainement.