"La Baccalà du vendredi et le risotto du dimanche.
De mon enfance piémontaise, une foule d’images me remontent en mémoire, comme celle de ces veillées estivales, quand nous nous retrouvions sur la Piazza Mella où les vieux apportaient leurs chaises et commentaient les ragots du jour, cet éclair dans le ciel qui n’était autre que le passage tellement rare d’un avion. Il y avait même une carabinière en retraite qui nous terrifiait avec ses histoires des bandits de Calabre qu’il avait affrontés dans ses jeunes années. Il aimait faire peur aux enfants... Du coup, mes nuits étaient pleines de cauchemars.
A la fin des vacances, je redevenais comme dans les films de Fellini un petit écolier avec le costume obligatoire, c’est à dire un tablier noir avec un grand col de celluloïd blanc. c’est mon grand-père qui m’y emmenait malgré mes torrents de larmes.
Mon grand-père vivait de musique et pratiquait le violon, la guitare, la clarinette et, en bon rital, la mandoline. Il connaissait parfaitement l’opéra italien avec un faible pour Verdi. L’opéra français et allemand faisait également parti de son répertoire. Mon enfance s’est ainsi déroulée sur un air de La Donna è mobile, La Forza des destino, Manon, Les Walkyries ou Les Maîtres chanteurs de Nuremberg.
Régulièrement, il s’installait devant le poste de radio que nous venions d’acquérir d’occasion et dirigeait avec sérieux la retransmission de concerts classiques donnés à la radio Italienne, sa partition orchestrale posée sur un pupitre bricolé en bois. J’ai donc rêvé en entendant le grand ténor Benjamino Gigli, le Pavarotti de l’époque, chanter sous la direction de Papi qui se joignait quelquefois à lui en un duo majestueux. Cela dans le silence religieux et admiratif de toute la famille qui croyait être à la Scala de Milan. D’ailleurs, on avait même pas le droit d’aller faire pipi ou même d’éternuer.
De ma Mamie, j’entends encore son rire et les chants qu’elle fredonnait quand elle cousait. Personne ne savait mieux qu’elle préparer la baccalà du vendredi - mis à dessaler le jeudi soir - et le risotto du dimanche, pendant que mon grand-père tournait la polenta dans un chaudron en cuivre étincelant. Le pain, rare et cher, n’apparaissait sur notre table qu’à Noël et à Pâques. Elle connaissait tout Victor Hugo et chantait Sous les ponts de Paris dans un français imparfait.
Toutes les semaines, il y avait la visite du fromager qui nous fournissait en fontina, un fromage que j’adorais. On le voyait arriver de loin, juché sur son âne qui le ramenait directement au domicile les soirs de grande soûlerie. Je me réjouissais aussi de la venue du colporteur, qui ouvrait ses petits tiroirs magiques d’où sortaient toutes sortes de trésors : des cartes postales, des aiguilles, des bobines, des épingles et même des cafetières à pression. Il nous apportait La Domenica del Corriere dont la première page était immanquablement illustrée d’un dessin réaliste de Beltrame qui représentait en couleurs l’évènement dramatique de la semaine. En famille, nous contemplions alors un monde dont nous pensions qu’il n’engendrait que des catastrophes : un enfant dévoré par un lion, un déraillement de train, la chute d’un zeppelin...
Chaque année c’était la grande fête pour honorer Saint Tiburce et Sainte Cécile. Sur la place, des chaudrons faisaient bouillonner d’énormes quantités de fagioli pendant que les musiciens du cru se rafraîchissaient à grand renfort de Chianti et de Barbera.
Je me souviens aussi d'un bêtise qui me valut une remarquable raclée dont je garde un souvenir ému".