"Et qu'on en parle plus.
Michel, parles-nous de ta Bagatelle.
Bagatelle fut le nom de guerre de ma grand-mère lorsqu’elle sévissait dans la troupe des "Petites Femmes de Paris". A l’opposé des Bluebell Girls - grandes blondes tout en plumes - les petites femmes se montraient en frac, guêpière, jarretelles fleuries, évidemment en bas résille, montées sur talons aiguilles rouges et couverte d’un chapeau claque. Son heure de gloire fut une interprétation de Cupidon où elle apparaissait suspendue en haut du Casino de Paris, entièrement nue.
A l’époque, on n’avait pas l’habitude.
Elle est morte sur un banc du commissariat de la Trinité. Elle s’était fait embarquer, non sans mal, après avoir injurié un flic en criant "Mort aux vaches !" tout en lui montrant son cul au beau milieu de la circulation. J’étais à la radio, elle demanda qu’on m’appelle puisque j’étais son seul petit-fils, personne ne voulut la croire. Elle faillit repartir de plus belle mais préféra s’allonger...
C’était une gentille alcoolo, Bagatelle ; elle avait la cuite rigolote et inoffensive. Je la sentais basculer au fond du verre par ses maladresses quand elle me gardait : elle sucrait ma soupe et salait mon dessert ; si j’avais l’audace de le lui faire remarquer, elle claquait la porte et s’en allait cuver dans une chambre qui n’était jamais celle qu’on lui avait réservée...
Et puis, elle oubliait.
Enfant tous les dimanches, je déjeunais chez elle. Elle rangeait ses économies dans une boîte à café.
J’y allais en traînant les pieds puis, devenu garçon, j’ai oublié de m’y rendre. Elle ne me l’a jamais reproché. Moi, si.
Pourquoi ma grand-mère vient-elle en premier dans mes souvenirs ? Sa mort sans doute.
J’ai rencontré le flic qui ne l’avait pas crue ; un ventru graisseux se répandant comme une flaque en excuses. J’ai pensé qu’elle avait eu raison de lui montrer son cul.
Peut-être aussi que le peu de chose qu’elle m’a confié sur sa vie m’a plu ? J’aime les existences désordonnées. La sienne n’a été qu’une longue suite d‘échecs joyeux.
Tu crois au surnaturel ?
Charles Aznavour, pour lequel j’ai une très grande admiration, avait acheté une splendide maison sur un terrain de golf près de Paris. Il l’avait payé une fortune et entreprit des travaux pour intégrer un studio d’enregistrement. Quand tout fut terminé, il s’installa à son piano et se mit en tête "d’essayer de faire une chanson". Rien ne vint. Il vendit la maison dans la semaine !
Je suis persuadé que les maisons ont une âme. Quelque fois, elles ne veulent pas de vous, et font tout ce qu’elles peuvent pour se rendre invivables. Je ne suis jamais tombé sur un fantôme mais je sais qu’il y en a.
L’accident de voiture ?
Je roulais à vive allure dans un tunnel qui reliait l’avenue de la grande-Armée à celle de Neuilly. J’avais une Dauphine d’occasion - genre boîte à savon montée sur roue de vélo. J’entrai dans le virage à fond la caisse, les roues se bloquèrent et la voiture partit en tonneaux pour finir sur le toit dans une gerbe d’étincelles. Le pare-brise ayant éclaté, je me retournai et m’extirpai sur un tapis de bris de glace. Je traversai la route aussi vite que je pus, craignant que la Dauphine ne prenne feu.
Deux secondes plus tard une autre voiture entrait à son tour dans le virage et venait s’encastrer exactement à l’endroit où j’avais rampé pour sortir. Le choc fut effrayant. Le conducteur ne bougeait plus. La voix d’un homme que je n’avais pas entendu venir me fit sursauter :
- Ce n’était pas votre jour jeune homme.
Il me tendit un flacon d'alcool.
- Buvez une goutte vous en avez besoin.
Tout mon corps tremblait et j’étais en sueur. Machinalement je bus, ce qui ne changea rien. J’étais incapable de bouger. Les policiers et les pompiers arrivèrent très vite. Constatant mon état, il appela une ambulance qui m’amena aux urgences. On me fit une piqûre et je me sentis mieux. Un nouveau policier me demanda ce qui s’était passé :
- Je ne sais plus bien. J’ai perdu le contrôle et... Comment va l’autre ?
- Sonné mais ça ira.
- Et le témoin ?
- Quel témoin ?
- Celui qui m’a donné à boire, il a tout vu, lui.
- Il n’y avait personne mon garçon. Ce tunnel est interdit aux piétons. Et vous n’avez rien bu.
L’amour ?
Par quel miracle une rencontre fortuite devient-elle une passion ? En quelques minutes, cette jolie inconnue devint impérativement la femme qu’il me fallait et qu’il me fallait tout de suite ! On compte trois fois plus de femelles que de mâles dans le monde, mais c’était celle-là et seulement celle-là qui était la mienne.
Avouons que c’eût été impossible de faire plus mignon. On a beau nous bassiner avec les garçons aimant les nounours et les filles les poupées, c’est exactement l’inverse. On se goure sur tout depuis Ramsès II.
Je passais mes nuits au "Paris Scope", Babette aussi. Elle sortait, alors, avec mon ami Pierre Billon. Je le prévins sur-le-champ que j’allais tout faire pour la lui piquer. Pierre me dit :
- Je la retiens pas, elle fait ce qu’elle veut.
J’allais à sa table et la première chose que je fis en m’asseyant, maladroit comme j’étais, fut de lui brûler ses bas avec ma cigarette. Je pensais avoir gâché toutes mes chances avant même de commencer mais non, elle éclata de rire et me dit que je lui en devais une paire neuve tout de suite. On quitta la boîte pour le drugstore des Champs. En arrivant devant la vitrine de chez Peugeot, je la pris dans mes bras et nous nous embrassâmes à faire arrêter la circulation. La réaction chimique fut transcendantale.
Qui aurait pu ne pas l’aimer ? J’en étais d’une jalousie maladive. Lorsque nous étions séparés pour une raison quelconque, je me montais le bourrichon tout seul. J’en étais malade de la perdre.
Babette et moi, nous avons eu des années délicieuses mais il était, sans doute, écrit que cela ne pouvait pas durer.
Avec elle, je faisais tout en trop, je buvais trop et je respirais des tas de saloperies qui pour une heure de bien être me laissait trois jours comme une épave ronflante. Une sorte de porc mou. Le plus secret de mes secrets, c’est que lorsque je couchais avec une passagère clandestine, je ne la trompais pas. J’avais besoin de penser à elle pour aller jusqu’au bout. C’est très compliqué le cerveau d ‘un homme.
Se souvenir, c’est ouvrir un album de photos de famille par la fin. Les dix premières pages ça va, on se reconnaît, on peut mettre un nom sur chacun, on voit très bien les lieux, les maisons, les jardins, les restaurants et même ce qu’on y a mangé et puis soudain on recule d’un siècle !
Le temps passé se perçoit aux robes des femmes, aux cravates des hommes, aux voitures.
A cette manière de poser devant l’appareil. Et puis se souvenir c’est douloureux. Si les évènements se succèdent à peu près, les visages restent jeunes, les années passent, pas eux.
Elle avait vingt-cinq ans lorsque je l’ai connue, elle les porte toujours trente ans plus tard quand je l’évoque. C’est peut-être ça qui fait le plus de mal ? Je n’ai pas perdu la mémoire de cet amour-là.
Et Anne-Marie ?
Nous avons mis vingt ans à nous présenter. Son extrême pudeur me rendait timide et j’aimais encore mieux ça. Sa vie, la mienne, le temps qui passe. Elle éleva ses garçons, elle connut d’autres hommes, mais toujours une affection tendre nous ramenait l’un vers l’autre. Puis un jour, assis devant elle, j’ai éprouvé la mauvaise inquiétude d’être passé à côté de quelque chose de formidable. Puis un matin, après avoir avalé mes six cafés serrés du matin, j'appelais. Je lui ai posé deux questions. La première : est-ce que je te fais encore de l’effet. Réponse : Euh, oui.
La deuxième dans la foulée : "Pour la seconde, tu te lèves, tu descends dans Central Park et tu comptes les écureuils - à cette heure-ci il y en a plein, tu prends l’air et tu me rappelles. D’accord ?" "Vas-y" "Veux-tu devenir ma femme ?" "Dans quel état de désespoir est-tu pour me demander ça ?" "Pour une fois, fais ce que je te dis." Elle me rappela six heures après et quant à la réponse que j’espérais, ce fut un "oui".
Nous n’avons pas connu l’embarras des premiers jours, la découverte du comment est l’autre. Tout de suite nous vivions ensemble depuis toujours. J’ai besoin qu’elle soit là, tout près. Qu’elle s’en aille une heure pour faire une course, je déprime. Quand j’enregistre, c’est elle qui s’enroue, quand je monte sur scène, c’est elle qui a peur. Elle surveille ce que je mange, ce que je bois, ce que je fume, toujours à mes côtés.
Et maintenant ?
L’enfant que j’ai été est sans doute le plus mort de mes morts ; l'adolescent et le jeune homme que je suis n’a gardé que l’écume des choses. Seules les amours...
Rideau.
Pour les amateurs : Les souvenirs de Darry Cowl ; Jacques Letellier ; Vincent Van Gogh ; David Foenkinos ; Fred Mella ; Pierre Perret ; Marcel Jullian