"Beaulieu-sur-Mer.
Après Villefranche-sur-Mer, nous avons enchaîné à Beaulieu-sur-mer. C'est à deux kilomètres à vol d'oiseau.
La porte à côté, en somme.
Sitôt arrivé sur la place du village, à peine installé à la terrasse d'un café que Paule - arrivée la veille - a commencé à faire des siennes :
- J'avais demandé de la pistache.
Le garçon bat des paupières. On ne la fait pas à une nana, si elle a demandé de la pistache, ne tentez pas de lui apporter des fruits de la passion, vous joueriez votre vie.
Conseil d'ami.
Ce brave homme en veste blanche ne sait pas ce qu'il risque, en tout cas, il a compris qu'il n'y avait pas à discuter. Il reprend la coupe et j'ai un instant l'impression qu'elle pèse une centaine de kilos.
- Excusez-moi.
Je m'étire sur ma chaise longue. Finalement, c'est une bonne idée cette tournée, on voit du pays et il règne en ces rivages un grand parfum de vie facile et baguenaudante...
Sur la promenade, des dames un peu nues baladent des toutous tondus. Il commence à faire bon. Il ne pleut plus.
- C'est encore moi. Il n'y a plus de pistache.
J'entrouvre un oeil et regarde Paule. J'espère qu'elle ne va pas sortir un colt de son sac à main. Sa voix est étonnamment mielleuse : un filet de sucre ondoyant en couleuvre dans de la crème anglaise :
- Pourtant, sur votre carte si joliment dessinée, je vois bien écrit : Coupe Riviera - Chantilly, amandes, café, vanille et pistache. J'insiste sur le "et pistache".
Le garçon ancre ses espadrilles dans le goudron mou, il doit sentir qu'il en a pour un bout de temps. En tout cas, il sait déjà qu'il n'est pas sorti de l'auberge.
- Voui, c'est marqué mais il n'y en a plus !
Geste désespéré des bras. La sémaphore de la désolation.
- On n'a pas été réapprovisionnés cette nuit, c'est pour ça.
- Ah, ah ! fait Paule.
Je connais cette façon de faire : "Ah ah", elle a dû glacer le sang à plus d'un téméraire. Le type a nettement chancelé. C'est visible.
- Vous êtes le plus grand glacier du coin et vous n'êtes aps foutu de servir de la pistache ? Appelez-moi un responsable.
Je me recroqueville. Une fois, elle devait avoir dix-sept ans, elle a fait reporter trois fois de la pizza en cuisine parce que, d'abord elle n'était pas cuite, ensuite il manquait les anchois et enfin elle n'était pas bonne.
J'avais tenté de faire croire que je n'étais pas avec elle, ce qui est difficile lorsqu'on occupe la même table.
Ni une, ni deux, je décide - sur le champ donc - d'intervenir.
Aussi, je tente le tout pour le tout.
Cartes sur table.
All in !
- Tu ne crois pas que tu pourrais...
Onomatopée. Elle ne desserre pas les dents et produit un bruit de clapet, quelque chose comme "Tut Tut". Le sens général est "boucle-là, c'est pas tes oignons, roupille".
Je commence à lorgner sur la chaise voisine, si je parviens à romper jusque-là, je suis sauvé.
Ultime tentative.
- Tu ne crois pas que tu en fait un peu trop ? En plus, je suis certain qu'au fond de toi tu ne tiens pas vraiment à la pistache.
- Tu ignores ce qui se passe au fond de moi.
En face, la mer miroite, là-bas, vers Roquebrune, un voilier cherche un vent absent. Il y a un charme dans tout cela, nul pays n'est plus onctueux, toutes les aspérités en ont été gommées, rien ne peut arriver ici, jamais.
Troisième apparition du garçon avec la même coupe qu'il dépose sur le guéridon.
- Monsieur le Directeur vous présente ses excuses et vous fait dire qu'il est désolé et...
- Il est collé à sa chaise, le directeur ?
- Je ne pense pas, enfin il m'a dit de ne pas vous faire payer.
Je lorgne Paule entre mes cils. Je la trouve admirable en cet instant. Ses yeux viennent de s'arrondir.
- Qu'est-ce que vous voulez que je paye ? Je vous demande de la pistache, il n'y a pas de pistache et vous voudriez qu'en plus je donne des sous ?...
Le serveur soupire.
- En effet, dit-il, en effet... Enfin, si vous ne voulez pas la manger, je la rapporte.
Paule toise sévèrement l'énorme tas de Chantilly surmontant café, vanille, amandes et pistache absente.
- Laissez-là, je vais essayer de l'avaler, mais je ne promets rien.
- Merci dit le serveur épuisé, j'espère que vous allez réussir.
J'essaie de détendre l'atmosphère en intervenant dans le débat :
- Je voudrais une glace à la pistache.
Paule rit, le garçon pas, et s'éloigne voûté.
Elle pioche à présent allégrement dans la coupe.
- Tu as vu comment on bouffe à l'oeil ? Je l'ai toujours dit pour quelqu'un qui a un peu de repartie, tout peut être gratuit.
Je lève un oeil vers l'Azur.
- "Un peu de repartie" ! Ca fait une heure que tu le bassines avec tes histoires...
Elle déglutit, repioche et parle la bouche pleine.
- Tu es un vaincu, dit-elle, tu commandes un steak tartare, on t'apporte une sole meunière, tu la manges, tu t'excuses et dis merci.
- Tu as oublié de préciser que je laissais un pourboire.
Il est temps que ramène Paule à la gare. Elle me sort déjà par les oreilles.
Ca suffit maintenant.
Hier soir nous avions fait un tour au casino. Elle a gagné 50 € avec ses sous et perdu 150 avec les miens. Nous avons bu du champagne pour fêter ça et à la troisième coupe elle m'a regardé sévèrement et a proféré comme une sentence sans appel.
- Je ne me suis jamais ennuyé avec toi...
J'ai immédiatement sombré dans l'attendrissement le plus moite, j'ai eu tort.
- Il est vrai que je ne t'ai pratiquement jamais vu.
C'est décidé, je ne la reverrais plus, merde à la fin.
Enfin, tout ça pour dire que nous sommes passé à Beaulieu et que la représentation c'est plus ou moins bien passée. Même si M. Léopold nous a lancé - en partant ! - cette phrase lapidaire :
- J'ai mal dit le coeur. Tu vas oublier dit le temps. Mais je vais toujours revenir dit la mémoire.