"C’est si loin tout ça, je n’ai pas de mémoire", a-t-il l’habitude d’affirmer.
Le 3 août 1914, l'Allemagne déclare la guerre à la France.
Le monde bascule. A l’entrée de la gare de l’Est, Pierre serre dans ses bras ses parents et ses grands-parents et jure de venger leur honneur. Autour de lui, il entend les exclamations d’une population ivre d’espoir : "On les aura", "A Berlin"...
On chante la Marseillaise et Le chant du départ. Pendant les premières semaines, il se bat comme un lion avec l’inconscience de la jeunesse. Très vite, les horreurs de la guerre commencent à prendre le pas sur le désir de vengeance.
En juin 1915, un éclat d’obus lui brise le bras gauche en même temps que l’espérance d’une brillante carrière de violoniste. C’est au soir du 8 octobre qu’il apprendra la plus épouvantable des nouvelles : son frère Marcel vient d’être fauché par un obus Allemand.
Il perdra toutes ses illusions sur l’espèce humaine malgré des décorations, quatre citations à l’ordre de la nation avant un retour dans un Paris dont il ne partage pas la liesse.
Que faire maintenant ? Il n’est pas doué pour le commerce et est d’une timidité maladive :
"Je suis timide à manger toute ma vie des carottes râpées parce que je n’ose pas dire que je les déteste ; timide à me faire taper sans cesse parce que je n’ose jamais réclamer l’argent que l’on me doit ; timide à me rendre chez le coiffeur pour la barbe pour subir, sans protester, le shampoing, la friction, la serviette chaude, le vibromasseur et le séchoir ; timide à acheter dans une boutique une cravate verte pour ne pas faire de peine au commerçant alors que je ne porte que du bleu.
Bref, je suis timide à pleurer..."
Avec les femmes, c’est pire. Il leur écrit des poèmes très insolites qu’il déchire avant même de les avoir récités. Une intense préparation psychologique est alors nécessaire. "Je vais compter jusqu’à cinq cents et puis je lui dirais que je l’aime !" Arrivé à quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, il panique : "Je me suis trompé en comptant ; je recommence..."
La vie lui étant de plus en plus insupportable, il décide d’en finir, trouve le pistolet de son père, le braque sur son crâne et tire.
A la place de la détonation apaisante qui mettra fin à ses douleurs,il entend un "clic" qui lui glace le sang sans lui faire toutefois le moindre mal. Quelque jours plus tôt, Salomon avait déchargé l’arme pour la nettoyer. Pris pour un autre, il sera ensuite arrêter et balancé au fond d’une cellule. Cette fois-ci, il ne peut pas aller plus bas, il est au fond du trou.
Une nuit interminable commence où il dresse le bilan de sa jeune et misérable existence. Dans son esprit, les souvenirs amers se mêlent aux déceptions permanentes mais son moral remonte.
Le spectacle de chansonniers auquel il a assisté jadis lui revient soudain en mémoire. Sur scène, il n’avait pas eu le trac bien au contraire, il ne s’était jamais senti aussi bien.
A l’aube c’est un autre homme qui sort du poste de police. C’est décidé : désormais, il fera l’humour et plus jamais la guerre. Après les années folles, les années loufoque sont en train de commencer...
"Les rêves ont été créés pour qu’on ne s’ennuie pas pendant le sommeil."
Les débuts commencent par un casting déroutant : "Je t’écoute.
"Si tout ceux qui croient avoir raison n’avaient pas tort, la vérité ne serait pas loin".
Il enchaîne :
"Les meilleurs moments de la vie à deux, c’est quand on est tout seul...
"Le pressentiment c’est le souvenir du futur... La meilleure manière de prendre un autobus en marche, c’est d’attendre qu’il s’arrête...
"Le calendrier est une invention néfaste ; c’est à cause de lui que l’on se voit vieillir...Celui qui est parti de zéro pour n’arriver à rien dans l’existence n’a de merci à dire à personne."
"Qu’est-ce que ça veut dire demande Toziny abasourdi. Ca ne veut rien dire mais c’est marrant. Je t’engage, tu débutes ce soir, ton cachet sera de cent sous. Au fait, comment t’appelles-tu ?
- André I...saac, balbutie le jeune homme.
- Ça ne va pas du tout. Tu t’appelleras... Voyons... ac... comme actualité... chansonnier d’actualité... Dac... Oui, ça sonne bien. André, non... Plutôt Pierre... Voilà, c’est bon... Tu t'appelleras Pierre Dac !"
- Aux journalistes qui l'interrogent sur son passé, il donne sa "biographie officielle", qui, à l’en croire, doit paraître dans la prochaine édition du Larousse loufoque...
"Né à la Cravate-sur-Plastron (Deux-chèvres). Il se destine dès sa plus tendre enfance, à l’étude de la laitue chromatique. Refusé au conservatoire, il entre comme général de brigade au 23ème régiment de soutiers motorisés et en sort avec son permis de conduire, les cheveux alezans et les rouleaux compresseurs.
Conseiller technique et rédacteur en chef à la Charrue littéraire, il est également critique mondain au Petit écho de Mâchefer. Dans le domaine des inventions, on lui doit le passage clouté portatif et une vingtaine de francs qu’il n’a pas pu encore récupérer."
La course aux trésors est l’émission la plus culte du moment. Venus à pied, en métro ou en taxi, les participants envahissent les locaux. C’est dire si on prend au sérieux ce qui, quelques mois auparavant, ne constituait qu’une plaisanterie de plus. dans l’esprit de Pierre Dac.
Depuis la naissance de ce jeu, des équipes se sont formées dans tous les quartiers de Paris, Les plus âgées comme les plus jeunes en viennent parfois aux mains pour arriver les premiers !
Ils rivalisent d’imagination pour rapporter dans un temps record des objets aussi loufoques qu’imaginaires, donc théoriquement introuvables. Une lentille cuite, une dragée blanche entourée de de dix kilomètres de ruban noir.
Encore plus étonnants, ces auditeurs en habit qui, devant huissier, n’ont pas hésité à traverser le bassin d’une piscine parisienne sur toute sa longueur, parce que cette épreuve était obligatoire !
Des efforts incroyables qui se trouvent récompensés par des lots ridicules. Le gagnant remporte un billet de la Loterie nationale et dix bouteilles de Byrrrh, tandis que chacun des autres participants repart avec une pelote de laine offerte par Louis Welcomme, le principal annonceur de l’émission.
Face au micro, ces Parisiens se trouvent soudain bien intimidés. Un jour, un heureux gagnant affirme que, avec lui, il n’y a rien à craindre : "Vous en faites pas, ajoute-t-il ; moi pour la jactance, et la converse, j’en connais un bout."
Totalement rassuré, Pierre Dac remet donc les dix bouteilles traditionnellement offertes par Byrrh et ouvre des yeux ronds lorsqu’il entend :
"Euh... euh... Je remercie beaucoup la maison Cinzano...
- C’est aprfait monsieur mais c’est du Byrrh qu’on vous a donné.
- Euh... je remercie aussi le poste Radio-Cité.
- Bien entendu puisque nous sommes au Poste Parisien.
Ce jour-là, Pierre n’a pas pu reprendre le micro, écroulé de rire au fond du studio, le visage ruisselant de larmes.
De l’autre côté de la radio devenue l’indispensable compagne des Français, les provinciaux éclatent de rire à la simple évocation de cette course délirante pour l’obtention d’un cadeau dérisoire.
Le studio de Radio-Cité, radio symbole de la liberté des ondes, Pierre connaît. Il a troussé le slogan de l’une des émissions vedettes de l’émission Le Music-Hall des jeunes. Des paroles que l’on entend; en guise de générique d’un programme patronné chaque semaine par les meubles Levitan :
Bien l’bonjour, Monsieur Levitan,
Vous avez des meubl’, vous avez des meubles,
Bien l’bonjour, Monsieur Levitan,
Vous avez des meubl’, garantis pour longtemps.
Les messages publicitaires sont une formidable trouvaille de radio-Cité. les auditeurs les aiment, surtout lorsque la musique est en connue de tout le monde puisqu’il s’agit d’une parodie d’un air du folklore étudiant :
Bien le bonjour Madame Bertrand
Vous avez des filles, vous avez des filles,
Bien le bonjour Madame Bertrand
Vous avez des filles qui ont ne nez trop grand
Au début de l’année 37 démarre le Club des Loufoques avec l’hymne des loufoques. Un refrain qui se termine par un cri de guerre pacifique et inattendu...
Harengs saurs, cage d’ascenseur
V’là les chevaliers de la bonne humeur
Un moment exceptionnel qui se termine par le conseil traditionnellement donné par Pierre Dac avant le générique final : "Allez maintenant boire à ma santé un cocktail au savon noir et à l’acide sulfurique chez l’opticien du coin. Passez votre commande en vous recommandant du Club des Loufoques, l’artisan vous fera dix pour cent... Dix pour cent en plus, naturellement..."
L’une des plus grandes aventures de l’histoire des ondes.
Sans oublier d’autres émission qui cartonnent comme La minute du bon sens et le Crochet radiophonique du populaire Saint-Granier, Sur le banc, un dialogue quotidien entre deux clochards qui s’appellent Jane Sourza et Raymond Souplex, et Les plus de quinze ans, émission destinée aux couples toujours heureux après quinze ans de mariage. Enfin, en début de soirée, la station propose La famille Duraton qui aura un succès immédiat qui va se poursuivre pendant trente ans.
Quelques mois plus tard, sur Radio 37, Féral, Lefèvre et Rieira inventent le Bar des vedettes, le premier talk show de l’histoire.En ce temps-là, le Poste Parisien est comme le dit le slogan "le poste français que le monde écoute".
On y trouve la vie de Sacha Guitry racontée par l’auteur, ainsi que l’heure des amateurs présentée par Georges Briquet, Les amis de Mireille où la créatrice de Couchés dans le foin des invités, ainsi que La vie en société, une série de petites comédies animées par Jean Nohain, dit Jaboune. L’émission la plus populaire s’appelle Les Incollables : c’est l'ancêtre des grosses têtes .
A la radio, il y en a désormais pour tous les goûts.
L’Os à moelle propose un dictionnaire loufoque un concours insolite : "Envoyez-nous vos plus beaux trous dans le sable, le meilleur sera primé.", ainsi qu’une rubrique des petites annonces et des offres d’emploi.
"Offre d’emploi : On demande chaval sérieux connaissant bien Paris pour faire livraison tout seul." Dès le premier numéro, le ton est donné : "Mot de passe : Que d’Os, que d’os ! (à prononcer comme Mac-Mahon). Geste de raliement : le pouce droit dans l’oeil gauche ; le petit doigt gauche sur la couture de la chaussure. Injure hebdomadaire: "Méchant, va !"
Et que dire de "L’homme du jour de semaine", extrait : "Roger Salardenne, comme son nom l’indique, est né à Dahomey ce qui ne l’empêcha pas de voir le jour dans le département des Ardennes.
Précocement intelligent et dôté d’une sensibilité exceptionnelle, il sut écrire avant de savoir lire. Amateur d’art avisé et érudit, Roger salardenne possède une collection de sucre en poudre qui fait l’admiration des amateurs de bel canto.
Le roi des loufoques affolent les boussoles ; il oblige des centaines de milliers de lycéens à modifier leur horaire. Ils rentrent vite de l’école afin d’écouter La course au trésor à l’heure du déjeuner et le vendredi matin, ils partent un peu plus tôt de chez eux afin de se procurer L’Os à moelle avant de se rendre au Lycée.
L’argent de poche constituant une denrée rare, on achète à tour de rôle un exemplaire par classe., et on se communique discrètement les mots de passe, les gestes de et l’injure de la semaine. Les jeunes exultent, ils ont enfin leur journal ! Jusqu’à maintenant, à l’exception de quelques illustrés comme Robinson, Hop ou Mickey, ils n’avaient rien à se mettre sous la dent.
En quelques mois, la mode frise l’hystérie : l’Os devient un véritable mouvement populaire.
Propos recueillis par son ami Jacques Plessis.
Pour les amateurs : Les souvenirs d'avant-guerre de Pierre Dac ; Les souvenirs de guerre de Pierre Dac